1 Trois Amigos nucléaires
Le vendredi 13 septembre 2019, la première page du Saint John Telegraph-Journal est mobilisée par ce que de nombreux participants espèrent être une bonne histoire pour le Nouveau-Brunswick, une entreprise de réacteurs nucléaires en plein essor et prospère pour le monde entier. Après de nombreux mois de réunions dans les coulisses avec des dirigeants de sociétés de services publics, des politiciens provinciaux, des représentants du gouvernement fédéral, des maires de municipalités et des Premières Nations, deux entreprises nucléaires présentent le rêve éblouissant de milliers d’emplois, – ou plutôt de dizaines de milliers d’emplois! — au Nouveau-Brunswick, la production et la vente en série de composants destinés à de petits réacteurs modulaires nucléaires non encore testés dont on espère qu’ils seront installés dans le monde entier par centaines ou par milliers!
Le premier décembre, se joignent à ce projet chimérique la Saskatchewan et l’Ontario lors d’une dramatique conférence de presse à Ottawa des trois premiers ministres qui proclament leur désir commun de promouvoir et déployer une version de ces petits réacteurs modulaires nucléaires dans leurs provinces respectives. Tous trois prétendent qu’une telle stratégie combattra les changements climatiques et exigent par conséquent du gouvernement fédéral de l’argent de nos taxes pour leurs entreprises.
Mais des motifs autres que la protection du climat s’appliqueraient-ils ? La Saskatchewan a cruellement besoin de nouveaux marchés pour son uranium, dont ses plus productives mines ont été remisées dans les boules à mites, tandis que plus d’un millier de ses travailleurs étaient mis au chômage, à cause du déclin mondial du nucléaire (voir notre section 2). Entretemps, l’Ontario a annulé 800 de ses projets d’énergie renouvelable – avec des pénalités de plus de 200 millions de $ – pour se lancer à un coût de plusieurs milliards de $ dans le renouvellement téméraire de ses centrales nucléaires gériatriques, au lieu d’acheter les surplus d’énergie hydroélectrique du Québec à un coût infiniment moindre et sans danger.
Dans une entrevue accordée à QUB (Mario Dumont, TVA, le 2 décembre), Gilles Provost, porte-parole du Ralliement contre la pollution radioactive et ancien journaliste spécialiste de l’environnement au Devoir, a critiqué cette annonce des trois premiers ministres comme mal avisée et prématurée, car aucun des prototypes sur papier n’existe en réalité. Ce qui contraste avec la déclaration des trois premiers ministres, affirmant avec audace que leurs « petits réacteurs modulaires » (ils laissent souvent de côté l’appellation nucléaires pour amadouer le public réfractaire) répondront à la question urgente du changement climatique, tout en sachant parfaitement que des bénéfices n’arriveront pas avant au moins une décennie – et ce SI leurs machins deviennent opérationnels.
Évidemment, ces nouveaux réacteurs nucléaires sont parfaitement sécuritaires, puisqu’ils n’existent que sur papier refroidi à l’encre. En annoncer le succès avant même de les bâtir représente une sacrée confiance en la science-fiction, surtout à la lumière de trois échecs canadiens dans ce même champ de « petits réacteurs ». Deux réacteurs MAPLE de 10 mégawatts ont été construits à Chalk River sans jamais opérer, vu leurs insurmontables dangers, tout comme leur Mega-Slowpoke offert gratis à deux universités – Sherbrooke et Saskatchewan – qui ont refusé le « cadeau ». Une bonne chose, lorsqu’on constate que le seul Mega-Slowpoke, achevé à Pinawa au Manitoba, est maintenant démantelé sans avoir produit un seul mégawatt d’électricité utilisable.
2 “Renaissance nucléaire,” sors de ce corps…
Ce battage médiatique rappelle très fortement les battements de tambour des attentes grandioses lancées en 2000, anticipant une renaissance nucléaire qui verrait des milliers de nouveaux réacteurs – énormes! – être construits sur toute la planète. Cette vision s’est avérée être un flop total, un fiasco de relations publiques incontrôlées, menant à la construction de très peu de grands réacteurs, affligés qui plus est d’énormes dépassements de coûts et délais de fabrication, résultant en la faillite ou la quasi-faillite de certaines des plus grandes sociétés nucléaires du monde – telles qu’Areva et Westinghouse – et entraînant le retrait d’autres sociétés du secteur nucléaire – comme Siemens.
Les spéculations sur cette promesse de Renaissance nucléaire ont également entraîné une flambée des prix de l’uranium totalement irréaliste, stimulant les activités d’exploration d’uranium à une échelle sans précédent. Le tout s’est terminé par un effondrement des prix de l’uranium lors de l’éclatement de cette bulle. Cameco a fermé certaines de ses mines, encore fermées de nos jours, et le prix de l’uranium n’a toujours pas récupéré de sa chute.
Les gros réacteurs nucléaires se sont essentiellement éliminés du marché, parce que trop coûteux. Seules la Chine, l’Inde et la Russie ont réussi à échapper à la réalité du marché, à cause de leurs monopoles d’État. Néanmoins, la part du nucléaire dans la production mondiale d’électricité est tombée de 17% en 1997 à autour de 10% en 2018. En Amérique du Nord et en Europe occidentale, les perspectives de construction de nouveaux grands réacteurs sont quasi nulles et de nombreux réacteurs plus vieux ferment définitivement leurs portes, sans être remplacés.
3 Préoccupations à propos des changements climatiques (1)
Beaucoup de gens préoccupés par le changement climatique, veulent en savoir plus sur les choix moraux et éthiques concernant les technologies à faibles émissions de carbone: «N’avons-nous pas la responsabilité d’utiliser le nucléaire?» Réponse brève: le nucléaire est trop lent et trop coûteux, le classement des options devrait être basé sur ce qui est le moins cher et le plus rapide – en commençant par l’efficacité énergétique, puis en passant aux énergies renouvelables disponibles telles que l’énergie éolienne et solaire.
En Allemagne, le Dr David Jacobs, fondateur d’International Energy Transition Consulting, a évoqué les leçons que les pays d’Amérique du Nord peuvent tirer de l’initiative de son pays en faveur d’une énergie totalement durable qui a contribué à lui obtenir le plus bas taux de chômage depuis sa réunification en 1991. Son énergie solaire bénéficie d’année en année de fortes réductions des prix du photovoltaïque. De plus, l’Allemagne a installé plus de 30 000 mégawatts de capacité éolienne en seulement 8 ans, après la décision d’Angela Merkel, un mois après Fukushima, de fermer toutes ses centrales nucléaires d’ici 2022. Une réalisation impressionnante vu que 30 000 MWe représentent plus du double de la capacité nucléaire totale installée en exploitation au Canada. Il serait impossible de construire 30 000 MW nucléaires en seulement 8 ans. Par ses réalisations en énergie éolienne, l’Allemagne a bénéficié d’une réduction des émissions de dioxyde de carbone dès la première année, puis d’un avantage supplémentaire la deuxième et encore plus lors de la troisième année, ainsi de suite, pour atteindre le volume cumulé de 30 000 MWe après 8 ans.
Avec le nucléaire, même si vous POUVIEZ construire 30 000 MWe en 8 ans, vous n’auriez absolument aucun avantage pendant toute la période de construction de 8 ans. En fait, vous aggraveriez le problème en extrayant de l’uranium, en fabriquant du combustible, en coulant du béton et en construisant le cœur et les composantes du réacteur, ce qui ajoutera aux émissions de gaz à effet de serre, sans bénéfice tant que tout sera prêt à fonctionner (et ce, SI…). Entretemps (de 10 à 20 ans), vous aurez privé l’efficacité énergétique des solutions de rechange renouvelables, des fonds disponibles et de la volonté politique nécessaire pour mettre en œuvre des technologies qui auraient eu un réel impact immédiat et substantiel.
En Saskatchewan, le professeur Jim Harding qui a dirigé la Prairie Justice Research at University of Regina avec son Uranium Inquiries Project, a offert sa propre réflexion dont voici la conclusion (2 décembre 2019):
« En bref, les petits réacteurs sont une autre source de distraction de la part de la Saskatchewan, qui affiche les niveaux de GES les plus élevés de la planète – près de 70 tonnes métriques par habitant. Alors que le reste du Canada a réduit ses émissions, la Saskatchewan, ainsi que l’Alberta et ses sables bitumineux à haute teneur en carbone, ont continué à les augmenter. Les émissions de la Saskatchewan et de l’Alberta sont maintenant presque égales à celles du reste du Canada. Honte à nous! »
Aux États-Unis, des ingénieurs et même des PDG de certaines des plus grandes sociétés nucléaires reconnaissent que l’ère de l’énergie nucléaire est pratiquement révolue en Amérique du Nord. Ce jugement négatif ne provient pas de personnes opposées au nucléaire, bien au contraire, mais de personnes se lamentant de son déclin. Veuillez consulter ce rapport important de la faculté d’ingénierie de l’Université Carnegie-Mellon.
4 Petits réacteurs nucléaires modulaires coûteux et dangereux
Ce dernier rapport inclut dans son analyse les petits réacteurs nucléaires modulaires, sans leur accorder plus d’espoir, principalement parce qu’une nouvelle génération de réacteurs plus petits, tels que ceux promis pour le Nouveau-Brunswick, coûterait nécessairement plus cher par unité d’énergie produite, si elle était fabriquée individuellement. La forte augmentation des prix peut être partiellement compensée par la production en série de composantes préfabriquées, d’où la nécessité de vendre des centaines, voire des milliers de ces petites unités pour atteindre le seuil de rentabilité et réaliser des bénéfices. Cependant, le carnet de commandes est rempli de pages vierges – il n’y a pas de clients ! Cela étant, trouver des investisseurs n’est pas facile. Les entrepreneurs cherchent donc à convaincre les gouvernements de dépenser l’argent des contribuables, dans l’espoir que cette deuxième tentative de Renaissance Nucléaire ne connaîtra pas la même débâcle totale que la première.
Les chances sont très minces cependant. Il existe environ 150 modèles différents de «petits réacteurs modulaires». Aucun d’entre eux n’a été construit, testé, sous licence ou déployé. À Chalk River en Ontario, un consortium de sociétés multinationales privées, composé de SNC-Lavalin et de deux entreprises partenaires, fonctionnant sous le nom de «Laboratoires nucléaires canadiens» (LNC), est prêt à accueillir six ou sept conceptions différentes de petits réacteurs nucléaires modulaires – aucune d’elles identique aux deux proposées pour le Nouveau-Brunswick – et toutes ces conceptions seront en concurrence les unes avec les autres. La description du projet du premier prototype de Chalk River a déjà reçu plus de 40 commentaires affichés sur le site Web de la Commission Canadienne de Sécurité Nucléaire, et presque tous sont négatifs.
Il est moins que probable que le marché soit suffisamment rentable pour devenir viable sur le plan financier. Ainsi, la deuxième Renaissance nucléaire peut porter en soi les germes de sa propre destruction dès le début. Malheureusement, les gouvernements ne sont pas bien équipés pour mener une enquête indépendante sérieuse sur la validité des affirmations enivrantes faites par les promoteurs, qui naturellement oublient toujours le problème persistant des déchets nucléaires et du démantèlement des structures nucléaires et de l’énorme problème écologique sans compter les risques pour la santé qu’ils posent, pour les innombrables générations à venir.
Enfin, dans la liste des projets à l’étude, on retrouve un vieux projet de type «breeder» de Clinch River au Tennessee et celui apparenté du SuperPhénix, abandonnés en raison de son caractère extrêmement dangereux, c’est-à-dire un réacteur dont le cœur serait refroidi par du sodium liquide. On avait estimé ce réacteur capable d’empoisonner une douzaine d’états américains ou la moitié de la France, car lors du moindre accident, le sodium liquide aurait explosé au contact de l’air ou de l’eau en répandant des quantités mortelles de plutonium.
Certains observateurs soupçonnent nos trois compères qui avaient exprimé avant les élections leur opposition à mettre un prix sur leurs émissions de carbone, de n’explorer ce genre d’avenues insensées que pour extorquer rapidement des fonds du gouvernement fédéral et éviter d’assumer la responsabilité de leur inaction quant à des stratégies plus sensibles pour combattre les changements climatiques – c’est-à-dire des alternatives moins chères, plus rapides et sécuritaires, basées sur des investissements d’efficacité énergétique et de sources renouvelables.
Par Gordon Edwards PhD, président-fondateur du Regroupement pour la surveillance du Nucléaire, avec l’assistance de Michel Duguay, PhD, professeur à l’Université Laval & de Pierre Jasmin, UQAM, Mouvement Québécois pour la Paix et Artiste pour la Paix.
Gordon Edwards, PhD ccnr@web.ca
Michel Duguay, PhD michel.duguay@gel.ulaval.ca
Pierre Jasmin, jasmin.pierre@uqam.ca
Cet article est également publié en anglais, lien ici.
Nous remercions les auteurs et le Regroupement pour la surveillance du nucléaire de nous avoir permis de publier cet article sur le site de la NB Media Co-op.
(1) La COP25 à Madrid s’est étirée jusqu’à la nuit du 14 au 15 décembre 2019 sans résultats concluants, malgré les objectifs de lutte aux changements climatiques clairement exprimés par le Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres et le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – 200 pays). Selon certains experts, l’échec aurait été provoqué par une triple alliance Bolsonaro-Ben Salmane-Trump, appuyés par les grandes corporations pétrolières et nucléaires.