Après les Offshore Leaks, Swiss Leaks, Lux Leaks, Foot Leaks, Panama Papers et Paradise Papers, que dire des Pandora Papers, cette nouvelle fuite massive de documents révélant l’identité de nombreux bénéficiaires de comptes et de structures créés dans les paradis fiscaux ?
Ce nouveau scoop mondial signé par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dont Radio-Canada et CBC sont les composantes canadiennes, puise dans des données comprenant quelque 12 millions de documents financiers confidentiels provenant de 14 firmes d’incorporation extraterritoriale sises dans 12 pays différents.
Ces révélations mammouths autour de politiques, agents publics, artistes, sportifs ou mafieux qui bénéficient des largesses des paradis fiscaux – le plus souvent en soustrayant au fisc des avoirs non déclarés – constituent, faut-il le rappeler, une forme de sondage sur les bénéficiaires réels des paradis fiscaux. Il ne s’agit donc en rien d’études exhaustives ni même sommaires, mais d’un faible échantillonnage de tout ce qui grenouille dans les dizaines de paradis fiscaux du monde. Ces fuites représentent un coup de filet dans l’eau, un jet lumineux dans les ténèbres, qui nous donne à voir aléatoirement l’indice de ceux qui dissimilent leurs avoirs et les administrent de manière extraterritoriale.
À l’instar des sondages d’opinion, ce sont les courbes se dégageant des différentes occurrences qui se révèlent intéressantes. Ici, d’une fois à l’autre, des Offshore Leaks en 2013 jusqu’aux tout récents Pandora Papers, deux grandes observations se précisent et s’affinent.
- Le recours au paradis fiscal se présente comme jamais dans toute son amplitude. C’est par milliers que s’y créent des structures destinées à accueillir artificiellement les avoirs d’entreprises ou de particuliers cherchant à contourner le fisc, voire la loi dans sa généralité : on peut parler d’une pratique industrielle. Des firmes nombreuses se spécialisent dans le contournement des institutions publiques. Nous assistons à ces révélations en pleine crise sanitaire, alors que saute aux yeux le sous-financement des institutions publiques, en premier lieu les hôpitaux et les foyers de personnes âgées. Cela est d’autant plus choquant que les entreprises et particuliers fortunés qui profitent des paradis fiscaux sont les acteurs sociaux qui bénéficient le plus des investissements publics. Les aéroports, le système routier, les institutions d’enseignement qui forment un personnel qualifié sur mesure, l’institution judiciaire et la police sont indispensables à la grande entreprise. Que serait-elle sans ces infrastructures et institutions financées par les contribuables ?
- Le nombre de décideurs publics impliqués dans ce dossier, à l’instar des précédents, est ahurissant. Ils sont 35 chefs d’État concernés cette fois-ci. Il s’agit de fuites aléatoires de données ; un simple coup de filet dans l’eau et en voici déjà trente-cinq ! Dont Anthony Blair, ex-Premier ministre britannique qui promettait de faire la lutte à l’évasion fiscale dans son pays et en Europe à la fin des années 1990. Qu’est-ce que cela signifie ? Que tendanciellement, les chefs d’État profitent eux-mêmes largement des largesses d’états extraterritoriaux. Ils proviennent eux-mêmes du monde des affaires ou sont proches de celui-ci, et servent ses intérêts. D’où que les États au sein de l’Organisation de développement et de coopération économiques (OCDE), du G-20 ou du G-7 soient si poussifs quand vient l’heure de s’attaquer au problème.
Appliqué au Canada, cela nous rappelle bien des souvenirs. Des Canadiens ont créé de toutes pièces les paradis fiscaux de la Caraïbe britannique. Ottawa a tracé un corridor d’amnistie permanente entre la Barbade et lui-même en 1980. Il a démultiplié cette possibilité avec de nombreux autres paradis fiscaux dans les années 2010, alors même qu’il prétendait lutter contre le phénomène. Le ministre des Finances Paul Martin et un de ses successeurs, William Morneau, avaient tous les deux une participation dans une entité financière entretenant des liens avec les paradis fiscaux durant l’exercice de leurs fonctions. Le Canada partage son siège dans les instances de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international avec un collectif de paradis fiscaux, principalement caribéens. Il parle en leur nom et y devient leur lobbyiste. J’ai étayé toutes ces informations dans une de mes études. L’État fédéral a complètement intégré son espace commercial à celui des paradis fiscaux en signant des accords de libre-échange avec des narco-états aussi sulfureux que le Panama.
Appliquée au Nouveau-Brunswick, cette analyse nous confronte à un problème encore plus aigu. La famille dont est informellement captive la législation fut une pionnière dans le recours aux paradis fiscaux. Comme l’a reconnu un des Irving dans une missive expédiée au député Kevin Arseneau le 28 avril 2020, le fondateur du conglomérat familial a inscrit conséquemment l’administration d’actifs aux Bermudes. Elle bénéficie d’un accès très avantageux aux terres de la couronne et, aux dires de l’ancien Premier ministre Louis Robichaud et de son biographe Michel Cormier, ses liens avec l’État du Nouveau-Brunswick sont pressants et déterminants. Tout indique qu’ils le restent.
Bien que des journalistes de médias généralistes se soient formalisés de la situation depuis des décennies, comme Diane Francis dans les années 1980, n’a-t-il pas été stupéfiant de constater, le 16 avril 2019 lors d’une séance de question avec le député Arseneau (à partir de 3h01), que le ministère des Finances du Nouveau-Brunswick n’a jamais initié la moindre réflexion, la moindre recherche, la moindre analyse sur les conséquences pour ses finances publiques du phénomène d’évitement fiscal? Les autorités publiques administrant un territoire et se portant responsables d’une population moins alphabétisée que la moyenne nationale, moins en santé, plus pauvre, plus portée à l’exode, n’ont jamais jugé bon de s’enquérir des pertes que lui occasionnait le fait que les principales entités présentes en son sein pouvaient allègrement contourner leurs obligations fiscales.
Tout au plus considère-t-on que le dossier relève d’Ottawa, sans plus. Comme si l’État du Nouveau-Brunswick n’était pas à même de mettre sous pression les autorités fédérales pour qu’elles mettent fin à de nuisibles échappatoires vers les paradis fiscaux profitant aux entreprises néo-brunswickoises. Comme si chaque député provincial ne pouvait pas faire publiquement de même auprès de son homologue fédéral dans sa circonscription – dans les cas où il n’est pas en conflit d’intérêts face à lui – pour que celui-ci défende l’intérêt public à la Chambre des Communes et non, passivement, celui des grandes entreprises.
Comme si l’État du Nouveau-Brunswick ne pouvait pas faire preuve d’initiatives, comme priver de subvention ou d’accès aux terres de la Couronne toute entité qui pratique l’évitement fiscal.
Alain Deneault est un professeur de philosophie et de sociologie à l’Université de Moncton, campus de Shippagan. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Une escroquerie légalisée : précis sur les paradis fiscaux.