Tout le monde dans la Péninsule acadienne connaît la rivière Pokemouche; on y pêche le bar, la truite, on s’y baigne, on y fait le “up and down” en bateau, on y patauge… Le nom signifierait “eaux salées vers l’amont” en Mi’kmaq.
Dans les années 1950, elle était réputée pour être l’une des meilleures rivières pour la pêche à la truite, très prisée même par nos voisins du sud de la frontière. Toutes ces activités supposent une “bonne qualité de l’eau”.
Par qualité de l’eau, on fait référence à des propriétés comme sa température, son acidité (ou “pH”), sa teneur en oxygène dissous. En fait, il existe des dizaines de paramètres pouvant décrire la qualité d’une eau; beaucoup sont spécifiques à certaines formes de pollution (comme la teneur en pesticides) ou dispendieuses à analyser (comme la teneur en métaux lourds).
Le Comité de gestion environnementale de la rivière Pokemouche (CGERP) a justement contribué à faire le suivi de la qualité de l’eau de la rivière Pokemouche. Le Comité célèbre cette année ses 20 années d’existence au cours desquelles il aura aidé à faire connaître la rivière et son bassin versant à la communauté .
L’eau de la rivière Pokemouche sous la loupe
Le bassin versant de la rivière Pokemouche désigne un territoire d’environ 476 km2, environ 25 fois plus grand que la superficie de la rivière elle-même. La pente, ou le “relief” du bassin, dirige les eaux de pluie vers la rivière Pokemouche, plutôt que vers une autre rivière. C’est ainsi que la qualité des eaux dépend dans une large mesure des activités qui se déroulent sur ce territoire, qu’on appelle “bassin versant” ou “aire de drainage”. L’eau d’une rivière dont le bassin versant est dominé par une forêt, n’aura pas la même qualité qu’une autre, dont le bassin est dominé par des activités de déboisement ou des activités agricoles.
Au début des années 2000, le gouvernement du Nouveau-Brunswick adoptait un règlement qui proposait une catégorisation des eaux des rivières de la province. Le “Règlement sur la classification des cours d’eau” est entré en vigueur le 1er mars 2002. Les catégories utilisées vont de “A” (état “naturel”, eaux bien oxygénées, déversements interdits) à “C” (eaux altérées par des déversements).
Le CGERP entreprend alors une campagne d’échantillonnage de 12 stations, représentant chacune un ruisseau, visitées sept fois au cours des mois d’août à octobre 2001 et 2002. Au total, 84 échantillons ont été prélevés et analysés selon 36 paramètres. L’équipe s’est concentrée sur les teneurs en oxygène dissous et sur la concentration de coliformes fécaux (E. coli) pour établir un premier bilan de qualité des eaux. Au final, huit ruisseaux ont été classés “A”, un ruisseau a été classé “B” et trois ruisseaux ont été classés “C”.
Même si les ruisseaux reçoivent pour la plupart une “bonne cote”, le rapport produit par le CGERP à la suite de cette première caractérisation, identifie bien les usages du territoire qui nuisent à la qualité des eaux: le mauvais état de nombreuses fosses septiques, des pratiques agricoles mal adaptées et l’érosion des berges causée par le passage de véhicules tout-terrain. Le CGERP recommande alors d’entamer un partenariat avec les propriétaires privés, puisque ceux-ci occupent environ 80% de la superficie du bassin versant. Pendant quatre ans, le CGERP fera de la sensibilisation auprès de 58 propriétaires riverains et contribuera à la mise à neuf des fosses septiques avec l’aide de subventions gouvernementales, contribuant ainsi à améliorer la qualité de l’eau de la rivière.
Au début des années 2010, d’autres mesures sont faites concernant la qualité de l’eau, à d’autres stations, notamment, les rivières Caraquet, Petite Tracadie et Tabusintac. Ces études démontrent à quel point la qualité de l’eau fluctue selon les conditions météo. Ainsi, les eaux deviennent généralement plus brunes après le passage d’une pluie et plus acides les années de fortes pluies. Elles sont plus salées et plus riches en algues pendant l’été qu’au printemps, ainsi que lors des étés chauds (2010) en comparaison avec ceux moins chauds (2011).
L’influence des conditions météorologiques sur la qualité de l’eau complique l’établissement de différences systématiques entre les rivières. Par exemple, l’abondance des algues microscopiques dans l’eau de la rivière Petite Tracadie était environ deux fois plus élevée, en moyenne, que dans les rivières Caraquet, Pokemouche ou Tabusintac. Il est toutefois difficile de dire si cette différence est imputable à des facteurs humains comme la densité de la population et des routes, plus élevée que dans les autres bassins. À ces facteurs peuvent s’ajouter ceux d’ordre naturel, tels la forme, la taille et l’élévation du bassin versant. Tous ces facteurs qui concernent la forme et la taille d’un bassin versant, ainsi que toutes les activités d’extraction des ressources ou de transformation du territoire, peuvent influencer plus ou moins directement la qualité des eaux.
Les études se poursuivent avec de nouvelles mesures.
En 2019, le gouvernement publiait son rapport sur la qualité des eaux des lacs et rivières de la province. Environ 55 stations ont été échantillonnées entre 2003 et 2016 pour en évaluer la qualité de l’eau selon une cinquantaine de paramètres. Un indice reconnu internationalement a été utilisé pour condenser l’information issue de ces multiples paramètres en une seule valeur qui permet un classement en cinq catégories: “mauvaise”, “médiocre”, “passable”, “ bonne” et “excellente”. La plupart des stations évaluées ont reçu la cote de “bonne” ou “excellente”. Curieusement, le système proposé au début des années 2000 par la province pour le classement de ses eaux (“A”, “B” ou “C”) n’a pas été utilisé. Celui-ci a été abandonné en cours de route en raison de difficultés dans son application.
Si le rapport de 2019 brosse un portrait plutôt encourageant de la qualité de l’eau des rivières de la province, il faut dire que la population n’y est pour rien. En effet, la densité de la population est plutôt faible sur la côte de la Péninsule comparée à ce qui se voit sur les côtes urbanisées des États-Unis, d’Europe ou d’Asie. Par conséquent, la densité routière et la surface du territoire déboisé sont proportionnellement plus faibles ici, ce qui aide à maintenir une bonne qualité des eaux.
Néanmoins, il suffit de regarder les rives de la rivière Pokemouche ou de toute autre rivière de la région avec Google Maps pour voir combien certaines parties du rivage ont été rasées pour faire place à du gazon. Même si de telles pratiques de destruction de la “zone riparienne” sont officiellement découragées dans la Politique de protection des zones côtières du Nouveau-Brunswick, force est de constater qu’elles ne sont pas rares. On peut aussi s’inquiéter de la promotion des loisirs motorisés, entraînant le saccage de nombreux cours d’eau et la destruction de l’habitat du poisson. Autre pratique inquiétante, l’utilisation de la nature comme dépotoir, pour y jeter tout ce qui encombre notre garage.
Par ailleurs, notre dépendance à la voiture au cours du dernier siècle, ici comme ailleurs, a amené la construction d’un système routier toujours plus dense, avec de multiples ponts et chaussées qui entravent l’écoulement naturel des eaux. De fait, plus le territoire est transformé par le déboisement, l’agriculture ou les routes, plus la qualité de l’eau s’en ressent.
Nouvel échantillonnage prévu
Cette année, le CGERP procédera à l’échantillonnage de la rivière Pokemouche aux mêmes stations qu’il y a 20 ans pour voir comment la qualité de l’eau a changé depuis le début des années 2000. Bien que le règlement sur la classification des eaux ait été abandonné, la pertinence de faire un suivi de la qualité de l’eau est toujours d’actualité, surtout considérant l’évolution du climat et les transformations du territoire qui ont eu lieu sur le bassin au fil des ans. Il est à souhaiter que nous saurons maintenir la qualité de nos eaux “excellente” dans les prochaines décennies en modifiant nos habitudes de transformation du territoire et avec la conscience des liens qui unissent les milieux terrestres et les milieux aquatiques.
Alain Patoine est professeur en Gestion de l’environnement à l’Université de Moncton, campus de Shippagan.
Jean-Luc Boudreau est directeur du Comité de gestion environnemental de la rivière Pokemouche.