Les lois de retour au travail sont le trou noir des relations de travail, l’endroit où les conflits du travail sont balayés sous le tapis. Autrefois, on faisait régulièrement appel aux troupes et à la milice pour renvoyer au travail les travailleurs et les travailleuses en grève. La solution la plus moderne, du moins au Canada, consiste à adopter des lois et à émettre des ordonnances d’urgence, assorties d’énormes amendes.
On pouvait voir venir les problèmes des mois à l’avance. En mai, le Syndicat canadien de la fonction publique prévenait que les 100 prochains jours seraient décisifs pour le règlement des contrats en suspens de 22 000 membres répartis dans dix sections locales, dont beaucoup travaillent dans le cadre de conventions expirées depuis des années. Les progrès étant timides, les membres du syndicat ont voté à 94 pour cent en faveur de la grève en septembre.
La province a pris son temps pour négocier. Fin octobre, un médiateur a réussi à rapprocher les deux parties, mais la province a quitté la table. Quelques jours plus tard, la grève s’amorçait. Et il semblait de plus en plus probable qu’une loi de retour au travail soit la solution finale pour la province.
Au matin du vendredi 5 novembre, la grève était dans sa première semaine, et la population néo-brunswickoise a accueilli avec joie la nouvelle que le premier ministre et le président du syndicat avaient tenu une réunion. Une fois de plus, il semblait qu’un accord était en préparation. La province avait fait une offre, et le comité de négociation avait fait une contre-offre.
Vendredi dernier, le président du SCFP, Stephen Drost, et le comité de négociation se sont présentés devant l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick et ont lu les deux versions de l’entente à l’intention des centaines de grévistes et des médias sur place. Un accord sur les salaires semblait plus proche que jamais, une question de 25 cents sur les taux horaires des années quatre et cinq des contrats, selon le SCFP.
À peine quelques minutes après le début de la conférence de presse, le premier ministre Blaine Higgs est apparu sur les lieux et a demandé le micro. Alors que les grévistes scandaient “Signez l’accord”, il se tenait sur les marches et soutenait, littéralement par-dessus la tête des représentantes et représentants syndicaux, que tout accord devait également inclure une révision des pensions des travailleuses et travailleurs de deux des sections locales.
Il n’est donc pas surprenant que l’accord ait échoué.
En fin d’après-midi, la province a émis un ordre de retour au travail en vertu de la Loi sur les mesures d’urgence de la province, qui avait été proclamée pour répondre aux conditions liées à la pandémie de COVID-19. Contrairement à un ordre général de retour au travail, celui-ci n’a nécessité ni débat ni législation.
L’ordre ne s’adressait qu’aux employé.e.s du système de santé, où 70 % du personnel était resté au travail en tant que travailleuses et travailleurs désignés comme essentiel.e.s. Les PDG des deux régies de santé de la province ont fait valoir que le système de soins de santé, fonctionnant dans des conditions sous-optimales, était maintenant confronté à des pénuries et à des annulations intolérables. Une solution s’imposait, et la province a manifestement préféré opérer par un décret d’urgence, plutôt que par un règlement.
Le monde du travail dans tout le Canada sera intéressé de voir à quoi ressemble un ordre de retour au travail durant une pandémie. Mais des millions de travailleuses et travailleurs connaissent déjà les lois habituelles de retour au travail, qui ont été utilisées au moins 145 fois par les gouvernements provinciaux et fédéral depuis 1950. Les économistes politiques considèrent ces lois comme la nouvelle normalité, une politique « d’exceptionnalisme permanent » à laquelle les gouvernements ont recours, chaque fois que des grèves menacent leurs priorités politiques et économiques.
Il y a deux précédents au Nouveau-Brunswick. Le premier a eu lieu en 1982, lorsque du personnel non-enseignant du système scolaire a été forcé de retourner au travail après trois semaines de grève, sous la menace d’amendes de 500 $ par jour pour les individus et de 10 000 $ pour le syndicat. Les problèmes ont été soumis à l’arbitrage du juge en chef de la province, qui a entériné la position de négociation de la province et imposé un nouveau contrat.
La mesure a été utilisée à nouveau en 2001 contre les travailleuses et travailleurs en milieu hospitalier. Cette fois, l’Assemblée législative a été rappelée pour une session d’urgence alors que les grévistes votaient sur un accord de principe. Le projet de loi autorisait le gouvernement à rédiger lui-même un nouveau contrat, incluant des changements dans les classifications et les règlements que le syndicat avait rejetés. Dans cette situation, les membres ont approuvé de justesse un accord insatisfaisant, protestant y être contraints pour éviter un résultat encore pire.
Le recours à la législation de retour au travail est devenu plus problématique, du moins sur le plan constitutionnel, depuis qu’une décision de la Cour suprême de 2015 a statué que le droit de grève est protégé par la Charte canadienne des droits et libertés et que, comme l’adhésion à un syndicat et le droit à la négociation collective, il constitue un élément essentiel du mode de vie démocratique au Canada.
Il vaut la peine de citer brièvement la décision :
Lorsque les négociations de bonne foi échouent, la capacité de s’engager dans le retrait collectif de services est une composante nécessaire du processus par lequel les travailleuses et travailleurs peuvent continuer à participer de façon significative à la poursuite de leurs objectifs collectifs en milieu de travail…Par la grève, les travailleuses et travailleurs se rassemblent pour participer directement au processus de détermination de leurs salaires, de leurs conditions de travail et des règles qui régiront leur vie professionnelle. La capacité de faire grève permet ainsi, par une action collective, de refuser de travailler dans des conditions imposées. Cette action collective au moment de l’impasse est une affirmation de la dignité et de l’autonomie des salariés dans leur vie professionnelle.
Obtenir l’accès à ces droits n’est cependant pas si simple. Depuis 2015, les gouvernements n’ont cessé d’utiliser les lois de retour au travail pour imposer des règlements, notamment le gouvernement fédéral libéral en 2018 et encore aussi récemment qu’en mai dernier dans le cas des travailleuses et travailleurs portuaires de Montréal. Par conséquent, les employé.e.s syndiqués font face au paradoxe suivant : les droits qui sont énoncés dans les lois permanentes et les décisions constitutionnelles continuent d’être suspendus lorsque les gouvernements trouvent que cela fait leur affaire.
À moins qu’une entente ne soit conclue dans le cadre de la grève en cours, les travailleuses et travailleurs du Nouveau-Brunswick pourraient être les prochains à être confrontés à ces contradictions dans le système actuel de relations de travail. Elles et ils en ont déjà eu un avant-goût dans l’ordonnance d’urgence de vendredi et pourraient être confronté.e.s à d’autres lois de retour au travail dans un proche avenir. Il semble bien sûr très étrange que les différences sur les salaires aient été largement résolues et que toute la situation dépende d’une révision des pensions.
Il y a aussi l’idée bizarre qu’une sorte d’ordre obligatoire pourrait être appliqué au reste des employé.e.s des services publics de la province. À première vue, il semble impossible d’imposer une loi de retour au travail à une main-d’œuvre qui n’est pas en grève et qui n’a peut-être même pas voté en faveur d’une grève. Il est possible que l’on tente de suspendre le droit de grève ou d’imposer un contrôle des salaires. Ce type d’ordonnance préventive serait dangereusement proche de la violation de l’obligation de “négocier de bonne foi” prévue par la législation provinciale, sans parler des décisions pertinentes de la Cour suprême.
Pendant ce temps, les membres du syndicat et le grand public composé de leurs ami.e.s et voisin.e.s, vivent avec les inconvénients inévitables qui surviennent lorsque les biens et services publics dont nous dépendons sont interrompus. Elles et ils se demandent sans doute pourquoi il est si important que la province nous entraîne tous et toutes dans ce trou noir.
David Frank est un historien du travail et l’auteur de Solidarités provinciales : Histoire de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Nouveau-Brunswick.