La région du Grand Moncton connait une croissance démographique qui ne se dément pas. Les grues se multiplient à l’horizon, avec près de 900 nouveaux appartements en construction en 2021, dont la moitié dans le centre-ville. Selon les projections de la Ville, quelque 700 unités devront être ajoutées annuellement d’ici 2031 afin de combler la demande. Malgré l’ajout de nouveaux logements, le cout des loyers ne cesse toutefois d’augmenter. La province a connu la plus forte augmentation des loyers au pays depuis 2020. Cette crise n’est qu’accentuée par les décisions du gouvernement actuel. Quant au marché immobilier, il est lui aussi en surchauffe depuis l’an dernier. À Moncton, le prix moyen des maisons à grimpé de 30 % en un an. Partout le logement devient de moins en moins accessible.
La région de Moncton se trouve dans la position enviable d’avoir à gérer la croissance plutôt que la décroissance, comme c’est le cas dans plusieurs régions de la province. À l’heure actuelle, cependant, la ville ne dispose pas des pouvoirs politiques nécessaires pour infléchir cette tendance. Tout risque de changer avec la réforme de la gouvernance locale annoncée le 18 novembre. Cette réforme donnera aux municipalités le pouvoir d’adopter du zonage inclusif, c’est-à-dire d’exiger que de nouveaux développements incluent des logements abordables. C’est à souhaiter que les municipalités, dont Moncton, se prévalent de ce nouvel outil pour mitiger les effets de la spéculation immobilière. La situation est alarmante et il est impératif que la ville intervienne de façon plus proactive dans le développement et l’aménagement de son territoire.
Le cercle vicieux du développement
La ville de Moncton s’est étalée depuis quelques décennies. Des banlieues et des centres commerciaux géants aux bords des autoroutes se sont ajoutés et ont profondément transformé le paysage urbain. Ces développements à faible densité en périphérie sont axés autour de la voiture et exigent des centaines de kilomètres de nouvelles infrastructures. Le problème, c’est que ces développements ne sont pas viables économiquement. Ils ne génèrent pas assez de richesse pour assurer l’entretien des vastes infrastructures qu’ils utilisent. Le déficit lié aux infrastructures s’élèverait à 222 millions de dollars. La Ville a donc besoin de nouveaux développements afin d’augmenter son assiette fiscale et couvrir le coût de ses routes, de ses trottoirs, et de ses services d’eau et d’égout.

Selon l’urbaniste de Moncton Andrew Smith, la ville serait donc en train de se détourner des banlieues typiques, c’est-à-dire des quartiers résidentiels à maisons unifamiliales, et privilégierait le développement résidentiel dense au centre-ville. Les constructions au centre-ville étant plus de deux fois plus rentables que celles dans les banlieues, c’est ce quartier qui est appelé à connaitre la transformation la plus radicale. Le danger, c’est de rechercher du développement à tout prix afin de renflouer ses coffres. Il y a des risques à donner libre cours aux promoteurs immobiliers.
Or, le rapport de force penche actuellement clairement en faveur des promoteurs. La ville a désespérément besoin de nouvelles constructions pour financer ses infrastructures vieillissantes et les nouveaux développements en cours et à venir sont limités à une poignée de gros joueurs qui sont en train de mettre en place un quasi-monopole sur le marché locatif. Le groupe Ashford a fait l’acquisition de presque tous les terrains à développer au sud de la rue Main – y compris l’Assomption – et c’est lui seul qui négocie aujourd’hui un projet qui « transformera » le centre-ville. On apprenait récemment que la Ville envisageait des dépenses de 32 millions de dollars répartis sur quatre ans afin d’appuyer ce vaste projet de développement. Des immeubles à usage mixte remplaceront les stationnements, ce qu’on ne peut qu’applaudir. En bordure des terrains appartenus par Ashford, trois tours de 15 étages appartenues par John Lafford ajouteront 450 unités. Tout l’enjeu est de savoir à qui profiteront ces nouveaux développements et à qui profitera ce nouveau centre-ville. Interrogé par un élu sur la présence d’unités abordables dans ces trois méga-immeubles, Lafford s’est contenté de répondre que le prix des loyers dépendrait des couts de construction. L’élu en question n’a pas poussé plus loin, il a simplement avoué se réjouir du développement dans ce secteur. Le rapport de force est clair.
Ces projets devraient vraisemblablement cadrer avec le Plan d’améliorations communautaires du noyau du centre-ville dévoilé en 2017. Ce plan fait de la densification du centre-ville l’une de ses priorités, afin d’en faire un quartier « plein de gens », axé sur les piétons et où l’on trouverait « plus de jeunes familles ». Le problème, c’est que si la tendance se maintient, ni les jeunes familles ni les gens ayant un revenu modeste ne trouveront leur place dans ce nouveau centre-ville.
La ségrégation économique et générationnelle
On assiste actuellement à la disparition de logements abordables dans le centre-ville. Les quartiers du centre-ville comptent parmi les plus pauvres de Moncton – avec un revenu médian deux fois plus faible que les quartiers du nord-ouest et de Dieppe – et de nombreuses maisons ou immeubles locatifs abordables – bien que souvent insalubres – sont rasés pour faire place à des appartements de luxe.
En l’absence de politiques assurant des unités abordables dans les nouveaux développements, plusieurs personnes risquent de se voir exclues du marché locatif, alors même que ce quartier est déjà le plus durement touché par la précarité et l’itinérance.
L’initiative Rising Tide, qui prévoit la construction de 160 unités abordables d’ici 2024 est louable, mais n’est pas suffisante. Elle ne saura pas répondre à la demande, et elle mise sur une ségrégation géographique des personnes défavorisées qui seraient parquées dans des immeubles désignés.
On assiste également à une reconfiguration démographique du centre-ville. La vaste majorité des nouvelles unités ciblent une clientèle très spécifique : des professionnels ou des couples âgés sans enfants. C’est ce qu’on appelle du « adult living ». La quasi-totalité des nouvelles constructions ne propose que des unités de 1 ou 2 chambres à coucher, et plusieurs vont jusqu’à explicitement interdire les enfants. Cette situation alarmante est bien documentée, mais ni la province ni la Ville ne semblent actuellement disposées à intervenir. On laisse libre-cours aux promoteurs immobiliers de choisir la clientèle de notre centre-ville. Or des villes comme Montréal ont légiféré en la matière, exigeant que chaque nouvelle construction de 5 unités ou plus doive inclure du logement social abordable, et du logement familial, c’est-à-dire comprenant au moins trois chambres à coucher et une superficie minimum de 1 000 pieds carrés.
Les élus locaux ont longtemps pu clamer leur impuissance face aux forces du marché. La province vient de leur offrir un nouvel outil. Il revient maintenant aux citoyen.ne.s de veiller à ce que le zonage inclusif soit mis en oeuvre. Si les élu.e.s n’agissent pas,
les familles et les personnes à faible revenu risquent de se voir exclues d’un centre-ville qui souffre déjà d’itinérance et d’un manque criant d’infrastructures pour enfants. Bien que le centre-ville soit le secteur le plus densément peuplé de la ville, on y trouve la plus faible concentration de terrains de jeux et d’écoles de toute la ville. D’ailleurs, le Plan d’amélioration du centre-ville ne prévoit aucun terrain pour une école dans le quartier, et on n’y trouve qu’une seule mention des aires de jeu dans le document de 112 pages. On voit mal comment on arrivera à créer un centre-ville « plein de gens » et de « jeunes familles ».

C’est à craindre que la Ville soit d’accord avec la ségrégation en cours. Les familles en banlieues dépendantes à la voiture, les riches sans enfants au centre-ville piétonnier et les pauvres feront la queue pour accéder à des immeubles faits pour eux. Chacun à sa place, quoi.
Le centre-ville de Moncton est en train de connaitre une transformation importante et il est impératif que les citoyennes et les citoyens de la Ville prennent les moyens nécessaires afin de s’assurer que ces développements favorisent la mixité sociale et intergénérationnelle. Même si la ville appelle ce secteur le « quartier des affaires », il ne faudrait pas le réduire à une vaste entreprise privée. Il en va de la qualité à long terme de notre tissu social.
Mathieu Wade est sociologue, professeur à l’Université de Moncton. Il est un des membres du comité éditorial francophone de Coop Média NB.