Ce matin à mon réveil, juste avant de me rendre à l’étable pour traire Alice, notre vache laitière familiale, j’ai été consterné à la lecture d’un reportage de Radio-Canada sur l’agriculture régénératrice et les initiatives de géants de l’industrie agroalimentaire. L’article nous présente premièrement Riani Lourens, fermière saskatchewanaise de 23 ans, fière de la transition amorcée par sa ferme familiale vers l’agriculture régénératrice. Après avoir assisté à une conférence de la Soil Health Academy, un organisme à but non lucratif enseignant les pratiques régénératrices, elle et son père ont une révélation : la nature se doit d’être imitée et respectée, et non pas dominée et exploitée comme nous l’affirme l’agriculture industrielle et sa rationalité productiviste depuis le siècle dernier.
Que se cache derrière cette solution soi-disant miraculeuse?
Il s’agit de la Soil Health Academy, un partenaire terrain de General Mills, géant de l’agroalimentaire qui s’est fixé comme objectif de voir l’agriculture régénératrice s’implanter sur plus de 400 000 hectares d’ici 2030. Et surtout, qui est General Mills? Selon la version canadienne de son site web General Mills est l’une des plus grandes multinationales de l’alimentation. Se satisfaisant du capitalisme néolibéral mondialisé, elle fait sa mise en marché sur six continents, dans cent pays différents, et réalise des ventes globales de 17,9 milliards de dollars annuellement.
Par son projet de mentorat, les fermes impliquées auront accès à un suivi agronomique spécialisé pour faciliter leur transition vers une agriculture régénératrice, à savoir une agriculture où la santé des sols devient la préoccupation première. La compagnie General Mills indique qu’elle « n’achètera pas directement la récolte des fermes sélectionnées et les fermiers ne seront pas rémunérés ». La modification des pratiques agricoles sur le terrain sera l’entière responsabilité des fermes impliquées dans le projet pilote. Ainsi, il est attendu que les fermes changent leurs pratiques, assument les coûts, investissent dans la modifications des infrastructures et ce, sans recevoir la moindre compensation financière.
Dans le jargon du management entrepreneurial contemporain, on peut parler de gestion de risques: Général Mills commande en quelque sorte une transition vers des pratiques différentes, dites « régénératrices », mais s’extrait des risques financiers associés à cette transition. Elle convainc les fermes d’effectuer ce changement en indiquant que les productions pourront se vendre plus chères (survaleur). Cette logique est propre à la production agroalimentaire industrialisée, où les responsabilités et surtout, les risques, sont transmis aux fermes tandis que la plus-value de leur travail est absorbée par les grands distributeurs.
De la poudre aux yeux pour faire bonne figure.
Une question se pose: pourquoi des géants agroalimentaires s’intéressent-ils soudainement au verdissement des pratiques industrielles? Alain Olivier, professeur à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, n’est pas étonné de voir des multinationales s’intéresser subitement à la santé des sols. Dans l’article de Radio-Canada, il indique que la grande entreprise est consciente de certains problèmes causés par l’agriculture industrielle. Elle se rend compte que nos sols se dégradent et qu’à plus ou moins long terme, les impacts environnementaux négatifs occasionnés par ses pratiques destructrices, pourraient compromettre son image, et par conséquent, sa profitabilité.
Une fois de plus, le profit semble constituer le moteur de la transition « verte ». Car ici, il n’est nullement question de localiser la production et la distribution des aliments, de réduire la taille des fermes et de les multiplier, de favoriser un passage vers des pratiques agroécologiques, ou de miser sur les réalités climatiques régionales, de réduire les distances de transport des aliments, ou de miser sur des intrants locaux. General Mills et la Soil Health Academy n’appellent pas à changer le modèle dominant: il est demandé à quelques fermes de réviser certaines pratiques, et adopter des monocultures « régénératrices «, de manière à ce que les géants de l’agro-industrie puissent distribuer globalement des aliments qu’ils qualifieront de « biologiques ».
Dans un système alimentaire globalisé, où le capitalisme institutionnel repose sur une rationalité marchande de concurrence, et de croissance infinie, les multinationales voient la transition « écologique » comme une opportunité d’affaires. Et bien sûr, la mise en marché est basée sur les préceptes du capitalisme vert et « de désastre », pour reprendre l’expression de Naomi Klein, parce que ce sont encore ces grandes entreprises qui commercialisent globalement les marchandises, tout en prétendant une transition écologique.
À l’ère du capitalocène* et des changements climatiques, les grandes multinationales de l’alimentation comme Cargill, General Mills, et Pepsi Cola, entre autres, constatent l’intérêt pécuniaire d’une agriculture de niche pour les consommatrices et consommateurs nantis. Il faut mentionner que les productions découlant de l’agriculture « régénératrice » sont dotées d’une survaleur qui propulse leurs prix à la hausse, ne les rendant accessibles qu’aux personnes « qui ont les moyens ». C’est cette survaleur qui attire les géants de l’alimentation. Et puisqu’elle est générée par une certaine amélioration des pratiques, les multinationales ont tout intérêt à s’en saisir pour développer une rhétorique de “greenwashing” que les médias traditionnels se feront plaisir de relayer. On assiste au spectacle d’un néolibéralisme qui par sa propagande s’assure le consentement de la classe moyenne. L’achat responsable demeure la charge de l’individu, à qui l’industrie demande de consommer les aliments industrialisés qu’elle-même marchande.
Restons vigilants devant les motifs réels de l’agro-industrie
Il faut rester sceptique lorsque le « changement » nous est proposé par les acteurs qui dominent le système économique et s’érigent au sommet de la structure sociale, c’est-à-dire ceux qui sont à la source de l’hégémonie du modèle agricole industriel. Maintes suggestions proviennent effectivement des vendeurs d’intrants agrochimiques (comme les pesticides, engrais de synthèse, etc.) ou des grands distributeurs alimentaires, en phase avec la pseudo révolution verte. Ce sont des joueurs majeurs qui ont tout intérêt à maintenir tel quel le système agroalimentaire globalisé.
Ce ne sont pas les multinationales, mais bien les millions de paysannes et paysans partout sur la planète, comme Riani et sa famille, qui seront et sont les producteurs de cette nourriture, un besoin matériel fondamental à la survie de l’humanité. Ce sont ces personnes qui, véritablement, détiennent les outils pour provoquer le changement.
L’agriculture régénératrice, lorsqu’elle est promue par les géants agroalimentaires, n’est en fait qu’une stratégie de mise en marché. Rien de plus. Il ne faut pas oublier que le capital coopte et exploite et ne crée pas de vraies richesses matérielles ou sociales. Ce sont les classes laborieuses qui sont les productrices de valeurs pour les sociétés humaines à travers leur force de travail, paysannes et paysans inclus. C’est ensemble qu’il faut s’organiser pour instituer des souverainetés alimentaires véritables et horizontales, garantes de systèmes alimentaires résilients et équitables. Les géants capitalistes ne sont pas les bienvenus.
* Capitalocène est un terme utilisé pour désigner l’ère géologique actuelle, où on dénote dorénavant des traces indélébiles laissées par le mode de production capitaliste sur la biosphère et le climat. Contrairement à l’appellation « anthropocène », cette manière de nommer l’ère géologique actuelle souligne la responsabilité destructrice de la production capitaliste plutôt que de remettre l’odieux sur les humains (Anthropos) en général.
Pierre-Olivier Brassard est paysan et membre fondateur de la Coopérative Ferme Terre Partagée et membre du conseil de coordination de l’Union nationale des fermiers du Nouveau-Brunswick.
Gabriel Leblanc est paysan à la ferme de la Dérive et administrateur à l’Union paysanne.