On peut trouver quelques raisons de se réjouir de la vente des titres de presse de Brunswick News à de nouveaux propriétaires, dans un premier temps. Mais elle fait passer la situation d’abominable à seulement terrible.
Jusqu’alors, la famille Irving et son puissant conglomérat contrôlait la presse écrite anglophone du Nouveau-Brunswick, en plus d’avoir une part importante dans à peu près toutes les filières d’activité de la région. Ses journaux avaient les allures de circulaires défendant ses intérêts. On se souvient de cette phrase assassine de la journaliste torontoise Diane Francis, pourtant mainstream : « Le Nouveau-Brunswick est comme une ville soumise à une entreprise détenue par la famille Irving Family. […] Mais d’un point de vue technique, les titres de propriété sont inscrits dans une série de fiducies aux Bermudes. » Maintenant que la famille se départit de ses titres de presse, cela donne au moins l’apparence d’une plus grande indépendance de la part des journalistes. Il reste que le problème est entier, comme ailleurs dans le monde. On observe en Occident une concentration des médias qui nuit considérablement au débat public.
La presse écrite est décimée depuis une vingtaine d’années, incapable de concurrencer les plateformes numériques sur le plan des rentrées publicitaires. Tout au plus tente-t-elle de compétitionner sur ce registre informatique qui n’est pas le sien et où elle part toujours désavantagée. Depuis le début du siècle, un quart des journaux ont fermé aux États-Unis, par exemple. Les autres survivent en réduisant leurs effectifs, en limitant leur contenu et en laissant l’opinion prendre le dessus sur l’information. Ce sera le cas avec les journaux de Brunswick News.
Cette situation fait beaucoup penser à la façon dont la famille Desmarais, au Québec, s’est départie de ses principaux quotidiens en 2018, dont La Presse, à la veille d’annoncer les mauvaises nouvelles. La transaction visait à faire porter à un tiers l’odieux du désinvestissement dans la presse. Irving fait de même. C’est typique de ces deux familles qui refusent d’assumer politiquement le pouvoir qu’elles concentrent et qui font d’elles de véritables souverainetés privées. Elles agissent comme des empereurs quand il leur convient de le faire, mais dissimulent leurs opérations sinon sous le seul fait d’opérations comptables. Laisser Postmedia, les nouveaux titulaires, faire la basse besogne ne trompera personne, sauf les membres de cette famille opulente, convaincue de sauver les apparences dès lors qu’elle s’abuse elle-même.
Même déficitaire, le contrôle de l’information passait jusque-là pour une forme d’investissement, au sens où de grandes familles bourgeoises pouvaient par ce biais opérer une maîtrise idéologique sur l’évolution de leur société. Qu’elles s’en départissent a des allures de symptômes, comme si le combat idéologique était tellement gagné, et la conscience commune tellement objectivement contrainte au capitalisme, qu’il ne valait plus la peine d’en faire un enjeu et d’y consacrer des fonds.
Alain Deneault est un professeur de philosophie et de sociologie à l’Université de Moncton, campus de Shippagan. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Une escroquerie légalisée : précis sur les paradis fiscaux.