En Acadie comme partout ailleurs, quand vient le temps de sortir calepin ou micro en public, les journalistes risquent d’être insultés ou même agressés. Le temps est venu pour les médias traditionnels de prendre des mesures concrètes pour mieux s’adapter à ce nouveau climat. Il faut tenter de désamorcer toute cette hostilité à l’endroit des professionnelles et des professionnels de l’information.
L’agressivité à l’endroit des artisanes et des artisans des médias a atteint un paroxysme au cours des dernières semaines alors qu’un mouvement d’opposition aux mesures sanitaires prenait de l’ampleur un peu partout au pays. Des centaines de protestataires ont notamment campé pendant trois semaines au centre-ville d’Ottawa pour réclamer la fin de la vaccination obligatoire pour les camionneurs et les camionneuses qui se rendent aux États-Unis.
Une image en particulier m’a marqué. Le 18 février, le journaliste Raymond Filion du réseau de télévision TVA fait une intervention en direct du campement à Ottawa. Soudainement, un homme derrière le journaliste s’avance et le pousse violemment. Raymond Filion a le dos tourné à la foule, donc il ne voit pas venir le coup. Les téléspectatrices et les téléspectateurs viennent d’être témoins d’une agression en temps réel.
Avec leur caméra et leur microphone, les équipes de télévision sont plus visibles, donc plus vulnérables à ce genre d’agression. Surtout lorsque ces artisanes et ces artisans sont concentrés sur leur travail et portent moins attention aux gens qui les entourent.
D’ailleurs, je trouve remarquable que nos collègues à Ottawa n’aient pas répliqué à toutes ces insultes et agressions. Elles et ils n’en ont pas fait grand cas dans leurs reportages. Personne ne voulait créer la nouvelle en répliquant aux différentes attaques. Ça prend beaucoup de retenue quand quelqu’un crache littéralement sur vous.
Les réseaux de télévision ont donc dû réagir, pour mieux protéger les équipes affectées à ce genre d’événement. Radio-Canada, par exemple, embauche systématiquement du personnel de sécurité, en plus d’utiliser des véhicules non identifiés pour des situations jugées dangereuses. Ce fut le cas à Moncton, le 27 janvier, lorsque des gens sont venus manifester leur appui aux camionneurs et aux camionneuses qui se dirigeaient alors vers Ottawa.
Bien avant le « Convoi de la liberté », la journaliste Michèle Brideau se faisait régulièrement insulter par des passantes et des passants alors qu’elle préparait ses interventions au Réseau de l’information (RDI). Elle et son cameraman ont commencé à éviter la rue Main, à Moncton, tellement ces incidents étaient fréquents. Mais peu importe où elles et ils s’installaient pour faire leurs directs, les gens de RDI se faisaient haranguer toutes les semaines.
Michèle Brideau remarque elle aussi un changement d’attitude au sein de la population: « Avant, nous comme journalistes, il y avait quand même un certain respect qu’on pouvait avoir dans la communauté. Même, on est allés sur les quais, on est allés dans les manifestations, un moment, les gens sont tannés. Mais dans la vie de tous les jours, on ne sentait pas qu’on nous manquait de respect. Là, on nous regarde de haut. »
Une autre image que je retiens est celle d’un journaliste de CTV à Edmonton qui enlève le logo de son véhicule. Dans un tweet, Jeremy Thompson explique que ce n’est plus sécuritaire de s’afficher ouvertement comme membre des médias.
J’avoue me sentir désemparé devant toute cette hostilité face aux journalistes. Au cours de ma carrière, j’ai souvent dû composer avec la colère des gens qui n’appréciaient pas du tout mes reportages. J’ai parfois été insulté mais personne ne m’a jamais agressé, même si à quelques reprises, je me suis vraiment senti en danger.
Ce qui est nouveau, par contre, c’est le niveau de colère à l’endroit des médias traditionnels. Et à quel point ce ressentiment est répandu. Une partie de la population s’abreuve surtout dans les réseaux sociaux, en écoutant des balados et des chaînes YouTube où règnent la désinformation et les théories du complot. L’ancien président américain Donald Trump a sonné la charge en décrivant ce qu’il appelait les « médias des fausses nouvelles » comme des ennemis du peuple. Ce discours trouve maintenant écho de ce côté-ci de la frontière.
Les médias traditionnels ne savent plus trop quel traitement accorder aux complotistes. Par exemple, faut-il donner la parole aux gens qui refusent de se faire vacciner? Si on leur tend un micro est-ce qu’on risque de répandre des fausses informations? Mais si on évite de le faire, on permet à ces mêmes faussetés de circuler en vase clos. Les médias ont appris à leurs dépens qu’ignorer les théories du complot n’est pas la solution.
Comme journalistes, nous devons nous adapter à cette nouvelle réalité. Pour contrer la désinformation, il faut revenir à la base de notre métier. Et rétablir les faits dans un langage que tout le monde peut comprendre.
En ce sens, la crise du verglas en janvier 2017 nous a offert une leçon fondamentale. À l’époque, certaines personnes utilisaient des génératrices dans des endroits fermés. Pour les mettre en garde contre les dangers d’empoisonnement au monoxyde de carbone, les médias reprenaient des termes utilisés par le gouvernement du Nouveau-Brunswick: « incolore, inodore et insipide ». Une fois la crise terminée, un rapport de la greffière de l’assemblée législative a conclu qu’il aurait été préférable d’utiliser des mots plus simples comme « sans couleur, sans odeur et sans goût » dans les communications du gouvernement.
Les médias aussi auraient intérêt à opter pour un vocabulaire plus courant.
On doit aussi mieux expliquer notre démarche journalistique. Quand j’ai commencé dans le métier dans les années 70, les bulletins de nouvelles étaient un peu comme des messes basses. À l’époque, le personnel en ondes avait un ton un peu pompeux. Heureusement, cela a changé. Mais il faut aller plus loin et expliquer nos choix dans la préparation des émissions d’information et des articles de journaux.
Les journalistes ne peuvent pas contrer toute la désinformation qui circule au sein de la population. Le système d’éducation doit mettre l’épaule à la roue pour mieux expliquer le fonctionnement de la société. Mais les médias traditionnels doivent intensifier leurs efforts pour décortiquer des concepts plus complexes.
On tient pour acquis que tout le monde comprend bien comment fonctionne la démocratie et quels sont les droits de chaque individu. Mais la montée du mouvement anti-vaccins démontre que ce n’est pas toujours le cas.
Sauf que ce n’est pas facile pour les médias traditionnels de contrer la désinformation sur la COVID-19 qui cause toute cette colère et cette méfiance. Par exemple, on doit mieux expliquer comment fonctionnent le virus et l’immunité collective. Il faudra du temps pour défaire les mythes selon lesquels les vaccins permettent aux gouvernements de suivre nos déplacements, où qu’ils modifient notre génétique. Ces fausses croyances sont maintenant bien ancrées dans plusieurs esprits.
À l’émission « On the Media » à la radio publique américaine NPR, l’animateur Adam Davidson a trouvé une façon pour le moins efficace d’expliquer que les journalistes doivent faire un meilleur travail de vulgarisation: « Si un enseignant enseigne un sujet et que les étudiants ne comprennent rien de façon constante, on sait que l’enseignant a échoué. On ne blâme pas les étudiants. »
Les médias traditionnels devraient aussi se démarquer davantage des gouvernements dans le choix des nouvelles. La tentation est forte de servir de courroie de transmission de l’information entre les élus et élues et la population. Le regretté James Bamber a été correspondant national de Radio-Canada en Atlantique dans les années 90. Il faisait remarquer qu’à force de s’habiller et de parler comme des politiciennes et des politiciens, les journalistes étaient placés dans le même bateau qu’elles et eux.
Les décisions gouvernementales occuperont toujours une place importante dans les journaux et les bulletins de nouvelles. Mais les journalistes peuvent donner plus de place aux gens ordinaires qui sont directement affectés par ces décisions. Sauf que pratiquer ce genre de journalisme de terrain prend plus d’effort et de temps.
Or le temps est une denrée précieuse pour les artisanes et les artisans de l’information. À Radio-Canada où j’ai travaillé, les journalistes peuvent être appelés à diffuser du contenu d’abord sur les réseaux sociaux, ensuite à la radio et sur le web et enfin au Téléjournal Acadie. Et puis s’il s’agit d’une nouvelle importante, RDI voudra peut-être une contribution en direct.
Un tel rythme rend plus difficile la cueillette d’information sur le terrain. Quand on a plus de temps pour préparer nos reportages et articles, on peut sortir des sentiers battus et produire des reportages et des articles plus pertinents.
Si le public pouvait assister aux réunions d’affectation le matin dans les salles des nouvelles, il verrait à quel point tout le monde recherche l’objectivité. C’est inscrit dans notre ADN depuis l’école de journalisme. Ça aussi, il faudrait trouver une façon de mieux l’expliquer. Pendant 41 ans, j’ai tellement cherché à présenter les deux côtés de la médaille qu’aujourd’hui j’ai des positions moins tranchées. Sauf lorsque je vois des collègues se faire insulter et bousculer.
Michel Nogue a été journaliste à Radio-Canada en Saskatchewan et en Acadie pendant 41 ans.