Depuis quelques mois, la semaine de quatre jours fait couler beaucoup d’encre dans notre province. Plusieurs entreprises et organismes ont par ailleurs déjà sauté le pas, malheureusement sans toujours mettre en place de réelles mesures visant à effectivement réduire le temps de travail.
Aujourd’hui, la réduction collective du temps de travail nous offre l’opportunité de réfléchir à une meilleure répartition des richesses produites collectivement. Dans cet article, nous revenons sur ses grands principes et en analysons les impacts en matière d’égalité des genres.
Un partage inégal
On n’a jamais produit autant et aussi vite qu’aujourd’hui. Pourtant, aucune diminution significative du temps de travail ne semble avoir eu lieu depuis des décennies. Entre 1900 et 1960, on a assisté à une réduction draconienne du temps de travail, les semaines de 60 heures réparties sur 6 jours laissant la place à celles de 37 à 40 heures sur 5 jours. Depuis lors, malgré une forte croissance de la productivité, rien n’a changé : en 2021, la moyenne des heures habituelles d’un travail à temps plein était de 39,9 h par semaine.
Cela veut-il dire que le temps de travail n’a pas diminué depuis les années 60? Non. Une réduction du temps de travail a bien eu lieu ces dernières décennies. Mais au lieu de profiter à l’ensemble de la population, elle a reposé sur les seules épaules de certain.es, aggravant les inégalités. Par exemple, la proportion de personnes travaillant à temps partiel est passée d’environ 13 % en 1976 à 19 % en 1996.
La question n’est donc pas de savoir s’il faut réduire le temps de travail. Le partage a déjà lieu, avec d’un côté une main d’œuvre temps plein surmenée, à qui l’on en demande toujours plus, de l’autre des personnes sans emploi, stigmatisées et maintenues dans la précarité, et au milieu, des personnes contraintes d’occuper des temps partiels.
La question est de savoir comment on veut partager le temps de travail.
Un resserrement des durées travaillées
Ces dernières décennies, le partage du temps de travail s’est traduit, entre autres, par une augmentation des temps partiels. Ainsi, en 2017, près d’une personne en emploi sur cinq travaillait à temps partiel. Or, parmi ces personnes travaillant à temps partiels, l’on retrouve principalement des femmes : une travailleuse sur quatre est à temps partiel, contre un homme sur dix.
Cette répartition inégalitaire des temps partiels a des répercussions importantes sur les revenus des femmes. Au Nouveau-Brunswick, en 2018, les hommes âgés de 25 à 54 ans ont gagné en moyenne 59 900 $, contre une moyenne de 44 900 $ pour les femmes du même d’âge. Et les conséquences négatives du travail à temps partiel ne se limitent pas au seul salaire. Travaillant moins d’heures rémunérées, les femmes gagnent moins, mais elles accèdent également plus difficilement aux postes à responsabilités, restent cantonnées dans certains services, obtiennent moins de promotions, se voient moins souvent proposer des formations, etc. Leur accès aux aides sociales en cas de perte d’emploi est plus limité et elles ont plus de risque de sombrer dans la précarité à l’âge de la retraite.
Rappelons que les temps partiels sont rarement choisis. Un tiers des travailleuses et travailleurs à temps partiel disent ainsi n’avoir pas pu trouver un emploi à temps plein approprié à cause des conditions économiques, c’est-à-dire parce que ces personnes ne trouvaient rien d’autre. Nous pensons ici particulièrement aux secteurs de la grande distribution, du nettoyage, de la restauration et des services aux personnes, qui regroupent une large majorité de femmes, et concernent surtout des emplois dits « peu qualifiés » traduisant les rapports étroits existant entre aspects genrés et socio-économiques de cette problématique.
Aussi, une femme sur quatre à temps partiel évoque les soins à apporter aux enfants pour expliquer son horaire réduit. Là non plus, on ne peut réellement parler de choix, lorsqu’on sait les difficultés rencontrées par les parents pour trouver une place dans un service de garde d’enfant à un prix abordable.
Tout cela pour dire que le temps partiel ne constitue pas une solution en termes d’articulation vie privée/vie professionnelle. Au contraire, il stigmatise encore davantage les femmes sur le marché du travail. Une réduction collective du temps de travail, permettant une diminution du temps de travail des hommes et une augmentation de celui des femmes, apparaît comme une meilleure solution.
Et si ce resserrement des durées travaillées par les hommes et les femmes autour d’une durée de travail plus courte apparaît comme un levier essentiel pour lutter contre les discriminations faites aux femmes, il favorise également l’investissement des pères dans la sphère familiale.
Une solution qui s’impose
Productivité accrue et baisse du taux d’absentéisme pour les entreprises, meilleure articulation vie privée/vie professionnelle pour les personnes au travail, économies au niveau des dépenses socio-sanitaires pour l’État : la réduction collective du temps de travail regorge d’avantages très concrets pour toutes et tous.
Mais la réduction collective du temps de travail permet également de redéfinir les contours d’une société plus juste, plus humaine, plus solidaire. Une société où chacun·e à le temps de s’investir socialement et politiquement. Une société où chacun·e à le temps de créer du lien, de nouer des relations fortes et solidaires. Une société où chacun·e à le temps de s’instruire, de s’émanciper, de se reposer ou de s’amuser.
Pour y parvenir et obtenir les effets escomptés, la sociologue Dominique Méda et l’économiste Pierre Larrouturou préconisent la mise en place de semaines de 32 h sur 4 jours. « Si la réduction n’est pas suffisamment importante (moins de deux heures par semaine, par exemple), le travail risque d’être simplement réorganisé, sans donner lieu à une embauche compensatoire », expliquent les auteurs.es. « De nombreuses variantes existent : un week-end de quatre jours toutes les deux semaines, une semaine libre sur cinq, etc. Qu’importe la forme, l’important étant bien entendu qu’il y ait une réduction collective du temps de travail. »
Cette réduction doit être massive, comme nous venons de le voir. Elle doit également faire l’objet d’une concertation sociale : il ne s’agit pas ici d’imposer une nouvelle contrainte, mais de tenir compte des spécificités de chaque secteur. « La réduction collective du temps de travail telle que nous l’envisageons doit s’accompagner d’une garantie sur le maintien des salaires », poursuivent la sociologue et l’économiste. « L’idée, c’est d’améliorer le confort de vie de chacun, tout en relançant le pouvoir d’achat, et non d’appauvrir encore la population. Enfin, elle doit s’accompagner de mesures d’embauches compensatoires : pas question de simplement demander la même chose, en moins de temps, aux travailleurs. Il s’agit ici de proposer une solution au chômage de masse, pas de détériorer les conditions de travail des salariés. »
Nous sommes ici bien loin des modèles prônés par certaines entreprises désirant se faire un peu de publicité gratuite. La semaine de 4 jours, ce n’est pas « permettre » à son personnel d’en faire autant en moins de temps. La semaine de 4 jours, c’est un véritable projet de société visant à réduire les inégalités.
Conclusion
La réduction collective du temps de travail n’est pas un concept nouveau. « Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité », écrivait déjà Bertrand Russel en 1932. « Nous avons choisi à la place le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas de raisons pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment. »
Ce n’est pas un concept nouveau mais il n’en est pas moins actuel. À l’heure des replis identitaires, des montées des nationalismes, engendrés et nourris par une économie morose, n’est-il pas urgent de proposer enfin des alternatives et un avenir aux jeunes, aux laissé·es-pour-compte, aux pauvres, aux autres, à tous ceux qui grondent de colère et ne se retrouvent plus dans un système politique et économique qui les accable chaque jour davantage?
N’est-il pas temps de construire enfin ensemble, conjointement et solidairement, la société dans laquelle nous voulons vivre?
Julie Gillet est directrice du Regroupement féministe du Nouveau-Brunswick. Ses chroniques reflètent son opinion personnelle et non celle de son employeur.