Il intéressera le lectorat néo-brunswickois d’apprendre qu’un roman vient de paraître au Québec sur fond d’hégémonie de la famille Irving. Le Chemin d’en haut de Jean-Philippe Chabot, publié chez Le Quartanier cette année, relate les obstacles auxquels doit faire face l’héritier d’une maison familiale située en Gaspésie sur un site que convoite un consortium dont Irving est membre.
Nous ne faisons pas ici de critique littéraire et ne nous arrêterons pas sur le style trash de l’auteur, sur sa perspicacité dans une étude de la langue du quotidien nécessaire à sa reproduction, ni sur la faconde de damnés de la terre, bras cassés et autres personnages louches, pas plus que sur le destin de personnages aussi éprouvés que hagards.
C’est plutôt sur des enjeux de vraisemblance que nous nous penchons maintenant. Pour Chabot, il est du domaine du possible qu’un conglomérat apparaissant allégoriquement sous l’appellation de « La Compagnie », et à laquelle une entité portant le nom d’Irving est associée, exproprie brutalement des résidents sur le passage d’un gazoduc, voire recoure aux mafias locales pour éliminer, au sens brutal, les tout derniers récalcitrants.
Le sens de cette intrigue s’effeuille tout au long de la narration. Le héros retrouve les bines de son père mort d’un accident de motoneige et longtemps porté disparu. C’est en allant au fond des choses qu’il comprend le rôle d’empêcheur de tourner en rond que jouait son père, à qui il parlait si peu.
Dans des moments de fulgurance, des éditoriaux sociopolitiques surgissent pour interrompre la narration. La lucidité dont fait preuve alors l’écrivain ne fait pas qu’ajouter à la cruauté du récit, mais donne aussi à la violence ordinaire de la collectivité sa modalité générale. Comment pourrait-on devenir un sujet policé dans un univers cynique globalement régi par la corruption et la violence de classe? Les considérations désabusées sur l’élargissement par à-coups de l’autoroute 85 reliant le Bas-Saint-Laurent et le Nouveau-Brunswick au rythme des échéances offrent au lecteur des pages tristement truculentes. On s’étrangle à un autre moment lorsque l’auteur étale, blasé, les stratagèmes d’une entreprise dans le domaine gazier pour faire échouer son propre projet de manière à encaisser les compensations prévues par l’État.
Mais ce ne sont là qu’intermèdes. La pièce de résistance nous est dévoilée lorsque l’auteur, dénouant une intrigue dont nous nous apprêtons maintenant à divulgâcher la fin, tisse ensemble les fils de l’histoire en nouant la petite à la grande.
Et la grande histoire, c’est d’abord celle que La Compagnie façonne pour elle-même afin de la faire subir à autrui. Cette Compagnie a pour raison sociale, et pour raison d’État, l’acronyme Cie, pour Clean Irving and Enbridge. Pages 136 et 137 :
─ Attends, laisse-moi comprendre. La Compagnie, c’est Enbridge pis Irving. Irving, les stations-service ?
─ Oui. Irving, les stations-service, Irving, la plus grosse raffinerie au pays, à Saint-Jean.
─ Tant qu’à produire du gaz, aussi ben le vendre toi-même, hein?
─ Ils se sont dit ça pour les arbres aussi : les forestières, les scieries, les compagnies de construction, les quincailleries, les papetières, les imprimeries, les journaux. Quasiment tous les journaux du Nouveau-Brunswick leur appartiennent [NDLR Depuis lors, ils ont été vendus à Postmedia].
─ C’est sûrement pas légal.
─ Ben oui, c’est légal. Ils écrivent les lois.
Pour compléter ce portrait d’ensemble s’ajoute d’abord le politique. Un ministre de l’Environnement, « vendeur de chars » et « facilitateur » pour l’entreprise, s’assure qu’on cogne aux portes pour vendre le projet de manière écologique ─ tout en faisant valoir la schizophrénique prospérité nationale ─ et donc pour exproprier en toute légalité, selon la loi sur laquelle il veille, l’indésirable qui aurait l’odieux d’habiter sur le chemin pressenti d’un gazoduc.
Il n’est plus très clair à la fin si le tuyau est destiné à transporter du pétrole sale de l’Alberta, du gaz extrait de manière polluante ou une énergie pseudo-verte comme l’hydrogène. Et cette confusion dans la narration est à l’image de prospectus qui étourdissent l’esprit plus qu’ils ne l’éclairent. Et les règles de la gouvernance prévoient des contrats d’embauche pour les résidents aux abords de la bande de terre désignée, presque sous la forme de camps de travail. Soit « des activistes compétents ou habilités à travailler pour l’entreprise ».
Enfin, un juge intervient dans l’histoire pour faire valoir en droit la vision de la Compagnie sur le monde. Tous sont de cette école. « Les avocats m’ont expliqué que, pour le juge, ou je remplissais les formulaires ou je me ramassais en dedans. »
Nous simplifions les termes d’une intrigue faisant état de nœuds de relations entre le protagoniste et la communauté retrouvée de ses parents.
Ne tient plus ici le proverbial avertissement à savoir que toute ressemblance avec cette œuvre de fiction serait fortuite et le seul fait du hasard. Si l’écrit reste fictionnel, c’est qu’il sonde des possibles autant que des réalités avérées, et les situe sur le même plan, selon ce qui apparaît pertinent à l’écrivain. À l’entreprise, ensuite, de se défendre contre ses propres démons.
Alain Deneault est professeur de philosophie de l’Université de Moncton et auteur notamment de Bande de colons: Une mauvaise histoire de classe (Lux, 2020).