Pour dénoncer la domination des femmes par les hommes, nous devenons féministes ; pour dénoncer l’homophobie, nous devenons anti-homophobes ; pour dénoncer le racisme, nous devenons antiracistes ; pour dénoncer les injustices et les préjugés, nous devenons militant·es, portant fièrement le flambeau de la justice sociale.
Tout cela prend une importance encore plus grande aujourd’hui, alors que la haine de l’autre envahit les médias sociaux d’où surgissent des extrémistes qui n’ont pas peur d’avoir recours à la violence pour s’affirmer. Nous baignons dans un climat social malsain, qui fractionne la société et nuit à notre épanouissement collectif. Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que notre hypervigilance puisse parfois déraper quelque peu : chat échaudé craint l’eau froide, comme on dit. Cela peut donner lieu à des dénonciations plus ou moins fondées, selon l’interprétation que nous donnons aux circonstances qui ont provoqué notre réaction.
Il arrive ainsi que notre hypersensibilité face à certaines situations génère en nous une réaction dont l’intensité est plus forte que les faits objectifs qui l’ont provoquée. C’est le cas par exemple d’une femme victime de viol qui devient incapable par la suite de se sentir à l’aise dans ses rapports intimes avec les hommes même les mieux intentionnés, ou encore d’une personne noire qui a peur dès qu’elle aperçoit un véhicule de police.
Tout en reconnaissant que certaines personnes victimes de discrimination ou de traumatisme éprouvent une forte réaction lorsqu’elles sont confrontées à des situations qui réveillent leurs blessures intérieures, il serait peut-être bon de se demander jusqu’à quel point ces personnes sont en droit de s’attendre à ce que les gens autour d’elles aseptisent l’environnement social au point que même certains mots soient bannis du vocabulaire à tout jamais et que quiconque ose les prononcer, même avec les meilleures intentions du monde, soit réduit au silence à tout jamais.
Poussons l’idée à l’extrême et demandons-nous de quoi la société aurait l’air si les femmes victimes de violence masculine ne voyaient plus les hommes que comme des oppresseurs, si les homosexuels ne voyaient plus les hétérosexuels que comme des homophobes, si les Acadiennes et Acadiens ne voyaient plus les personnes anglophones que comme des anti-francophones, si les Autochtones et les personnes racialisées ne voyaient plus les Blancs que comme des racistes, si tous les humains de cette Terre dont l’histoire a été traversée par un massacre de la part d’un envahisseur ne voyaient plus les autres peuples que comme des ennemis, si tout le monde se mettait à condamner sans droit de réplique quiconque osait exprimer quoi que ce soit qui lui porte atteinte à ce qu’il perçoit comme étant une source d’injustice? La seule réponse socialement acceptable à nos blessures collectives est-elle d’imposer le silence à celles et ceux qui nous ont blessés? Si oui, ce silence ne risque-t-il pas de provoquer encore plus d’incompréhension et de mépris, ce que nous cherchons justement à combattre.
Bien sûr, il faut dénoncer haut et fort la violence sous toutes ses formes, quelle qu’en soit l’origine. Mais après? Puisque nous partageons le même espace géographique, comment pouvons-nous apprendre à vivre ensemble et à nous côtoyer en nous respectant les un·es les autres?
Je rêve pour ma part du jour où nous serons assez solides intérieurement pour gérer nos traumatismes à notre façon, comme le font de plus en plus d’Autochtones par exemple face aux horreurs que les Blancs leur ont fait subir depuis des siècles. Ils ont dénoncé ces crimes, ont forcé les autorités à reconnaître leurs torts, puis ont commencé à entreprendre le long chemin vers la guérison. C’est émouvant de les voir prendre leur place dans la société et de voir des liens se tisser petit à petit entre Autochtones et Blancs.
Je rêve du jour où nous apprendrons à nous apprivoiser les un·es les autres, quelles que soient nos différences, à nous rapprocher, à nous parler d’égal à égal dans le respect et la dignité, à nous écouter vraiment et à nous enrichir de nos différences, à la manière de Boukar Diouf par exemple.
Je rêve du jour où nos maladresses seront perçues comme des maladresses, rien de plus, parce que personne n’est parfait, et où nous serons capables de nous excuser lorsque nous nous rendrons compte que sans le vouloir, nous avons blessé une autre personne.
Je rêve du jour où nous verrons l’autre non seulement dans ce qui le différencie de nous, mais aussi, et surtout, dans ce qu’il a de semblable à nous.
Bernadette Landry milite depuis des décennies contre toutes sortes d’injustices sociales. Elle est membre du Comité régional Dieppe-Moncton de l’Association francophone des aîné·es du Nouveau-Brunswick et de la Coalition du Nouveau-Brunswick sur la santé.