Après le roman de Jean-Philippe Chabot, Le Chemin d’en haut, voici que paraît au Québec en 2021 un deuxième ouvrage plaçant le conglomérat Irving au centre de ses considérations : Mégantic. Un train dans la nuit, une bande dessinée documentaire écrite par l’essayiste Anne-Marie Saint-Cerny et illustrée par le dessinateur Christian Quesnel.
Le livre porte sur l’incendie ravageur d’un train d’hydrocarbures inflammables survenu à Lac-Mégantic dans la nuit du 6 juillet 2013. La conflagration avait fait des dizaines de morts, occasionné par la suite de nombreux suicides, en plus de plonger toute une communauté dans le désespoir. Elle fut aussi emblématique des négligences de l’industrie en ce qui concerne la surveillance et l’entretien de ses équipements, ces économies d’échelles satisfaisant sur un plan comptable les milliardaires actionnaires d’entreprises impliquées dans le convoi, tels que Hunter Harrison, William Ackman et autres détenteurs et détentrices de titres boursiers de la CP, de même que la partenaire Montreal, Maine & Atlantic Railway (MMA) et son principal bénéficiaire Edward Burkhardt, ainsi que leur cliente Irving Oil, indirectement. Elle fut aussi révélatrice de la complicité coupable des autorités politiques canadiennes, lesquelles laissaient s’empiler des rapports sur les carences du système ferroviaire et les lacunes des modes d’autosurveillance de l’industrie, à un point tel qu’on prédisait auprès de différents ministres fédéraux des Transports ce genre de catastrophe. Nommément, il ne s’agissait pas tant de se demander si un drame allait se produire, que de rester dans l’expectative quant à la date, à l’heure et au lieu où elle ne manquerait pas fatalement d’advenir.
Les dessins tout en nuances et en sobriété de Christian Quesnel viennent conférer une profondeur psychologique et parfois une aperception synoptique aux thèses et synthèses de Saint-Cerny, déjà étayées en 2018 dans un premier essai simplement intitulé Mégantic. On doit aux Éditions Écosociété les deux titres. L’essai a été traduit et publié en anglais en 2020 aux éditions Talonbooks et la bande dessinée paraîtra bientôt en anglais, en 2022, chez Between the Lines. Au Québec, l’essai a été finaliste aux Prix des libraires en 2019, au Prix du Gouverneur général [de la Gouverneure générale – NDLR] en 2018 et s’est mérité le Prix Pierre-Vadeboncoeur en 2018.
Tant dans l’essai que dans la bande dessinée, la structure du récit retrace le parcours attendu de cette cargaison de pétrole, de son extraction au Dakota du Nord dans des conditions polluantes et abjectes pour la main-d’œuvre concernée, jusqu’à la raffinerie Saint-Jean contrôlée par Irving Oil, où elle était destinée, en passant par l’Estrie, où se trouve la municipalité de Lac-Mégantic.
Au Dakota du Nord, on apprend que la World Fuel produit un pétrole sale selon les méthodes non conventionnelles d’exploitation. Des éléments chimiques et toxiques massivement injectés dans le sous-sol… Une fois extrait, ce pétrole est transposé dans les camions-citernes de la Canadian Pacific Railway (CP). Les trains mobilisés pour ce transport sont vieux, notoirement mal entretenus et en cela dangereux.
Pour parer la critique, les gestionnaires de ce transport falsifient les documents attestant de la cargaison, en indiquant que les citernes contiennent un pétrole lourd et aussi peu inflammable que de la mélasse dans laquelle on jetterait une allumette. En réalité, ils sont remplis d’un pétrole parmi les plus volatiles et inflammables, comme la catastrophe en témoignera au péril de la vie des gens de Lac-Mégantic (et de ses pompières et pompiers le soir de l’incendie, qui se fiaient aux informations officielles au moment de s’attaquer au feu).
On est sidéré, ensuite, de voir par quelle désinvolture les pouvoirs publics se rapportent aux données produites par les entreprises elles-mêmes pour émettre des permis et des attestations, quand il ne s’agit pas d’abdiquer à leur profit des pans entiers de leur souveraineté. Par exemple, l’État reconnaît le droit aux entreprises de transport ferroviaire de former leurs propres forces de l’ordre suppléant les siennes, au point de se voir les seules habilitées à enquêter sur elles-mêmes.
Quels « arguments » et autres tactiques les entreprises ont-elles mobilisés pour devenir si puissantes ?
Les trois entités intéressées dans l’affaire de Lac-Mégantic sont la productrice World Fuel, la convoyeuse PC, sa partenaire MMA et la cliente de l’opération, Irving Oil. Toutes bénéficient du faible entretien des infrastructures de transport et de la falsification des papiers.
La responsabilité d’Irving, selon l’autrice présente au Salon du livre de la Péninsule acadienne en octobre de cette année, est la plus significative puisque l’entreprise avait pour fonction de raffiner le brut qu’elle recevait à son site de Saint-Jean, elle était informée de la falsification des données à propos de ce type de convoi, et profitait de l’opération. Anne-Marie Saint-Cerny insiste sur le caractère illégal de cette falsification au vu de la loi. En octobre 2017, Irving a d’ailleurs plaidé coupable à quatre chefs d’accusation pour des infractions à la Loi sur le transport des marchandises dangereuses en lien avec le drame de Mégantic, auprès de la Cour provinciale de Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick. La sanction qui lui a été infligée s’élève à 400 320 $, de la petite monnaie pour elle. Cet aveu de culpabilité lui a surtout évité un grand déballage juridique qui aurait permis au public de comprendre les tenants et aboutissants de la négligente gestion ferroviaire au Canada.
Et puis il y a, sur un plan sociologique, la question de l’influence politique. La famille en est férue. À son tour, Yves-François Blanchet, ministre de l’Environnement de l’époque, a conduit son ministère à intenter des poursuites contre toutes les entreprises concernées par le convoi. À sa propre surprise, le nom d’Irving était continuellement raturé des documents lorsque les plus hautes autorités de l’État québécois les considéraient, à savoir le bureau de la première ministre de l’époque, Pauline Marois. Une longue citation du ministre sur le fonctionnement opaque de l’appareil d’État même aux yeux d’un ministre, page 250 de l’essai Mégantic, vaut le détour.
Anne-Marie Saint-Cerny évoque également des documents gouvernementaux attestant la volonté résolue des pouvoirs publics fédéraux de ne diligenter aucune enquête publique sur l’affaire, pour s’assurer qu’elle soit étouffée dans l’espace public. Aucun média n’a fait non plus la synthèse des nombreux éléments révélateurs de notre régime extractiviste, consumériste et capitaliste, préférant un registre sentimental et laissant l’information à l’oubli sitôt qu’un autre thème venait satisfaite la tyrannie de l’« actualité ». Il a donc fallu le travail résolu de cette militante écologiste et essayiste pour obtenir une vision d’ensemble à partir de données détaillées.
Alain Deneault est professeur de philosophie à l’Université de Moncton au Campus de Shippagan et auteur de « La famille Irving, un féodalisme canadien », Monde diplomatique, avril 2019.