Ce texte est la seconde partie du texte du même titre publié le 29 décembre 2022.
Pas de transition écologique sans égalité femmes-hommes
Aujourd’hui, l’humanité fait face à une situation d’urgence écologique de plus en plus pressante. Plusieurs leviers doivent être activés pour faire évoluer les sociétés vers des modèles plus vertueux et durables. Parmi eux, l’égalité des sexes. D’après les scientifiques, l’égalité femmes-hommes est l’un des objectifs prioritaires à atteindre pour enrayer la crise climatique. Dans de nombreuses régions du monde, les femmes sont les premières victimes des dérèglements climatiques. En cause, un accès moindre aux soins et aux ressources naturelles pour nourrir leur famille, une exposition accrue au risque de mortalité maternelle mais aussi le fait qu’elles sont souvent les premières responsables de la santé de leurs enfants, particulièrement mise en danger dans les zones du monde les plus touchées par le changement climatique.
En parallèle, elles sont aussi les premières architectes de comportements plus en phase avec les défis actuels, étant globalement plus soucieuses des questions environnementales que leurs pairs masculins. Sur les enjeux de transition agroécologique par exemple, elles jouent un rôle majeur pour réinventer les pratiques et faire coïncider les notions de sécurité alimentaire, d’environnement, de santé ou encore de lien au territoire. Il convient également de souligner les qualités de leadership des femmes, particulièrement à même de prendre des décisions concertées, de motiver leurs équipes et de tisser des liens entre les individus, des atouts essentiels pour faire face aux périodes de crise et dessiner les contours de sociétés plus justes. Au niveau des institutions, une étude révélait en 2019 que l’augmentation du nombre de femmes au sein des parlements nationaux conduisait à l’adoption de politiques plus catégoriques de lutte contre le dérèglement climatique.
Mais comment les femmes qui ne peuvent réguler leur fertilité peuvent-elles prendre leur place et s’investir pleinement dans le monde de demain? Leur permettre d’avorter dans les meilleures conditions possibles, à tout âge et quelles que soient leurs motivations, est un élément essentiel de la construction de sociétés plus vertes, égalitaires et durables. C’est aussi un pas en avant pour permettre d’enrayer les inégalités sociales et raciales systémiques qui sont un véritable boulet pour nos sociétés.
Entraver le droit à l’avortement, c’est perpétuer les inégalités raciales
Aux États-Unis, la révocation de l’arrêt Roe v. Wade par la Cour Suprême illustre bien la manière dont les inégalités en termes de justice reproductive touchent toujours majoritairement les femmes racisées. « Les décisions relatives au statut légal de l’avortement et des services de santé sexuelle et reproductive altèrent les droits de toutes les personnes capables de tomber enceintes, mais elles affectent particulièrement les personnes noires et autochtones qui vivent aux États-Unis et subissent des oppressions liées à ces questions depuis des années », peut-on lire dans cet article écrit par des chercheures américaines sur le lien fondamental entre accès à l’avortement et justice raciale.
Les femmes noires et autochtones ont ainsi de 2 à 4 fois plus de chances de mourir pendant leur grossesse ou au moment de l’accouchement que les femmes blanches, en raison d’inégalités profondes dans l’accès aux soins. Elles ont également un accès restreint à la contraception et aux services de planification familiale, une situation qui nourrit un mécanisme infini de reproduction des inégalités.
Au Canada aussi, les questions de justice reproductive et l’accès aux services de santé sexuelle sont encore entachés par les inégalités raciales qui touchent les personnes autochtones, noires et de couleur. Dans le pays, particulièrement dans les provinces qui restreignent l’accès à l’avortement à l’instar du Nouveau-Brunswick, les femmes racisées souffrent d’un accès plus restreint à la contraception et à l’avortement que les femmes blanches. Au quotidien, elles sont toujours confrontées à des taux plus élevés de chômage, d’inégalités de salaire et d’un accès moindre aux études supérieures. Effectuer de longs trajets vers des structures médicales qui proposent l’avortement ou payer les soins de sa poche ne sont donc pas, pour beaucoup d’entre elles, des options envisageables.
Ces inégalités dans l’accès aux soins de santé, aux études et à l’emploi coûtent cher aux individus concernés. Aux États-Unis, une étude de la banque Citigroup a estimé que les opportunités de vie manquées par les populations victimes de discrimination, dont la majorité sont des femmes racisées, ont fait perdre 16 000 milliards de dollars au PIB sur 20 ans.
On ne peut plus accepter le coût humain des lois visant à empêcher les femmes d’avorter
Faisant fi des interdictions, les femmes avortent depuis la nuit des temps. Aujourd’hui, qu’elle soit autorisée ou non, la pratique demeure universelle, et ce dans tous les pays du monde. Elle est « une donnée structurelle de la vie sexuelle et reproductive des femmes (…) [bien qu’elle] continue d’être un sujet tabou, l’objet de préjugés erronés stigmatisant les avortantes, les avortées et plus largement les femmes », précise Marie Mathieu.
Privées d’une intervention médicale encadrée, les femmes qui souhaitent avorter dans les pays qui interdisent l’avortement ont recours à des plantes, produits chimiques, aiguilles et autres objets contondants, substances acides ou médicaments de rue. Chaque année, 25 millions d’avortements, soit 45 % de l’ensemble des avortements réalisés à travers le monde, ont lieu dans des conditions dangereuses, majoritairement en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud. En Europe aussi, au sein des pays où l’avortement est interdit, les femmes mettent fin à leur grossesse sans assistance médicale. En Pologne, 200 000 femmes auraient recours chaque année à des pilules abortives et autres méthodes plus dangereuses, sans encadrement médical. À Malte, les femmes qui en ont les moyens vont avorter à l’étranger, les autres achètent des pilules abortives en ligne et avortent chez elles sans assistance médicale. Chaque année, elles seraient ainsi 400 à mettre fin à leur grossesse dans la clandestinité la plus totale.
Les trajectoires des femmes qui meurent suite à un avortement sont rarement médiatisées, l’acte étant toujours fortement stigmatisé. Pourtant, il faut bien rappeler que dans le monde, une femme meurt toutes les 9 minutes des suites d’un avortement non sécurisé. Quant aux pays où l’avortement est légal, ils ne sont pas exempts de tragédies. Certaines femmes continuent en effet à pâtir d’un accès restreint aux soins ou de l’influence insidieuse des objecteurs de conscience. En Italie, où 70 % des médecins refusent de pratiquer l’avortement, des femmes meurent de s’être vues refuser une intervention.
Empêcher les femmes d’avorter coûte cher aux systèmes de soin et à l’économie en général
D’après l’OMS, les complications induites par des avortements réalisés de manière non sécurisée coûtent aux systèmes de santé des pays en développement la somme de 553 millions de dollars par an. En 2018, 6,9 millions de femmes ont été traitées pour des complications liées à un avortement clandestin au sein de pays où l’avortement est interdit. Ces complications incluent des ruptures de l’utérus, des déchirures du col de l’utérus ou du vagin, des insuffisances rénales, troubles de la conscience, infections sévères et hémorragies pouvant mener au décès de l’individue. Pour les ménages, les handicaps de longue durée qui peuvent survenir après un avortement non sécurisé engendrent des coûts estimés à 922 millions de dollars.
Le traitement de ces complications coûte donc cher à ces systèmes de soin déjà fragiles, alors même que le coût des soins permettant aux femmes d’avorter est relativement modeste. Au Canada, la pilule abortive coûte entre 300 et 450 $ au système de santé ou à la patiente non assurée. Elle convient à de nombreuses femmes souhaitant mettre fin à leur grossesse durant le premier trimestre. Une intervention chirurgicale coûte environ 800 $ au premier trimestre et s’élève à 2000 $ maximum si l’opération a lieu au cours du second trimestre.
Partout où le droit à l’avortement est entravé, la collectivité tout entière est pénalisée. Aux États-Unis, une étude indique que dans les états où les femmes ont un accès non restreint à l’avortement, 505 000 femmes supplémentaires investissent le marché du travail, générant des revenus atteignant 3 milliards de dollars, une création de richesse non négligeable pour l’économie de ces États, dont se voient privées les régions qui ne font pas de l’accès à l’avortement une priorité de santé publique.
Pour un contrôle inconditionnel des femmes sur leur fertilité
L’avortement fait partie de la vie des femmes, qu’on le veuille ou non. Vouloir l’interdire, en restreindre l’accès et traiter cet enjeu par le prisme de la morale, c’est s’attaquer directement aux femmes, à leur possibilité de vivre la vie qu’elles souhaitent, à leurs opportunités de vie et à celles de leur famille. Mais c’est également priver la société d’un facteur incontournable de progrès social.
À Fredericton, le docteur Adrian Edgar poursuit son combat pour les femmes du Nouveau-Brunswick. « Moi, quand j’ai compris que ça n’avait pas à être tabou, j’ai décidé d’en parler. Je n’ai pas honte. Chacune devrait pouvoir choisir pour elle-même, sans que quiconque n’interfère », explique-t-il dans son entrevue pour la Tribune. Récemment, il a publié une lettre ouverte demandant à Bruce Fitch, ministre de la santé du Nouveau-Brunswick, d’élargir le remboursement des avortements aux prises en charge effectuées hors des hôpitaux. Une demande également formulée par d’autres organismes dans la province, comme le Regroupement Féministe du Nouveau Brunswick.
Toutes et tous attendent patiemment des jours meilleurs pour les femmes.
Hélène Bourelle est journaliste indépendante (sujets : société, genre et environnement) et responsable éditoriale en entreprise.