Le Jour du souvenir trans se tient le 20 novembre de chaque année depuis 1999 pour commémorer les personnes que nous avons perdues au cours de l’année en raison de la transphobie. Un exercice douloureux qui offre quand même un peu de confort aux proches de ceuzes qui n’ont pas survécu à l’oppresseur, souvent disparu.es par leur propre main.
Si cette histoire tragique est bien la nôtre et permet de visibiliser les conséquences de la violence à laquelle nous sommes soumises en tant que personnes trans, c’est aussi l’arbre qui cache la forêt.
La transphobie est un concept assez faible, en réalité, réduisant trop souvent les violences faites aux personnes trans à ses aspects les plus visibles. Les attitudes hostiles, les comportements violents, les insultes et les incivilités sont autant de choses qui nous pourrissent la vie au quotidien, mais est-ce que c’est vraiment ça qui décime nos rangs?
Je propose de profiter de cette journée pour prendre une pause de la panique qui a gagné l’espace public depuis quelques années et réfléchir aux violences les plus insidieuses qui prennent trop de vies en silence.
Les violences d’État
Alors qu’il s’agit pourtant souvent de violences directes exercées contre des individus, les violences exercées par les agent.es de l’État sont étrangement peu pointées du doigt, sauf quand il s’agit justement de « transphobie » grossière. Pourtant, au-delà de la bureaucratie inadaptée et du mépris des fonctionnaires, il y a tout un pan de la fonction publique qui a précisément comme travail de nous faire violence.
Les premiers coupables sont évidemment les services d’immigrations. Les personnes trans font partie de ces populations qui sont en fait un jeton diplomatique pour le Canada. L’Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis, par exemple, est fondée sur une négation de la persécution dont les personnes trans sont l’objet et leur refuse le statut de réfugié.es, afin de régulariser les relations diplomatiques du pays et assurer la libre circulation des marchandises.
Les conséquences des politiques diplomatiques du pays sont en fait généralement désastreuses pour les personnes trans, en particulier quand on observe les engagements militaires du Canada en ce moment. Le gouvernement étant bien engagé dans la guerre en Ukraine et appuyant lâchement le génocide à Gaza, son attitude campiste et belliqueuse le mène à subventionner grassement les violations aux droits humains commises par ses alliés slave et hébreu.
Le cas de Gaza est évident : Israël est littéralement en train d’affamer toute la population civile de Gaza en pilonnant camps de réfugié.es et hôpitaux depuis plus d’un mois. Personne ne peut raisonnablement dire que les personnes trans enfouies sous les décombres ont profité de l’action humanitaire de leurs soi-disant libérateurs.
Alors que la Russie est critiquée avec raison pour sa répression croissante des personnes trans, très peu de cas a été fait des violences inouïes dont les Ukrainien.nes ont été l’objet de la part de leur propre camp depuis le but de la guerre. En fait, c’est le silence radio depuis la vague de violence qui a suivi l’invasion russe. Il est à ce jour impossible de savoir combien de femmes ont été capturées et emprisonnées par les milices ukrainiennes pour « désertion ».
Il y a tout un pan de la fonction publique qui a précisément comme travail de nous faire violence.
Mais au-delà des engagements à l’étranger, ici aussi les agent.es de l’État terrorisent les personnes trans, en particulier si elles sont à faible revenu, travailleuses du sexe, racisées ou autochtones. Sans surprise, en accumulant ces facteurs, on remarque encore plus de violence de la part du système de santé, mais surtout de la police, qui s’acharne en particulier sur les travailleur.euses du sexe autochtones et racisé.es.
Je nous invite donc à y penser à deux fois avant de demander plus de répression afin d’assurer notre « sécurité » dans le contexte des mobilisations anti-trans. Si le sentiment d’insécurité augmente en général dans nos communautés, c’est surtout parce que les personnes les plus privilégiées découvrent soudainement leur propre précarité. Il faut à tout prix éviter que ce sentiment nous mène à demander des actions policières qui détérioreront davantage les conditions de vies des plus vulnérables.
L’histoire du féminisme nous enseigne que le sentiment de sécurité des femmes blanches est plus souvent qu’autrement un prétexte pour redoubler la violence sur les groupes marginalisés. Nous devons éviter ce piège.
Les violences économiques
Parler de travail du sexe, c’est aussi aborder la question du travail en général. Cette semaine, c’est d’ailleurs le lancement de la campagne annuelle de 12 jours d’action contre les violences genrées, dont le thème de cette année est la violence économique. Sans être excessivement économiciste – je garde mon marxisme en bride autant que possible –, je crois que le portait de ces violences systémiques donne à voir une image peut-être plus honnête des oppressions dont nous sommes victimes.
Sans entrer dans le détail, il vaut la peine de rappeler qu’avant la crise d’inflation que nous avons vécue dernièrement, c’est le quart des personnes trans qui rapportaient avoir de la difficulté à payer le loyer. Pas surprenant quand on rapporte que 46 % d’entre nous vivons dans un ménage à faible revenu. Chez les personnes autochtones, c’était plus du tiers. Une personne sondée sur cinq rapporte d’ailleurs avoir déjà perdu son logement en raison de son identité (de genre, ethnique, etc.).
Ces chiffres, en plus de ceux qui indiquent clairement des problèmes graves d’insécurité alimentaire, d’accès aux soins de santé ou aux ressources de première ligne et de précarité en emploi, ont longtemps été inaccessibles. Camouflées dans des statistiques générales sur la communauté LGBT ou sur « les femmes et les minorités de genre », les réalités trans se trouvaient pour ainsi dire prisonnières du discours public tenu par les personnes les plus privilégiées de nos communautés, qui seules pouvaient se faire voir.
Cette situation a donné une importance disproportionnée aux enjeux de respect et de civilité au détriment des enjeux systémiques qui maintiennent la vaste majorité d’entre nous dans la misère.
Le quart des personnes trans rapportent avoir de la difficulté à payer le loyer.
Il est mon avis grand temps de ramener le concept de « transphobie » à ce qu’il décrit réellement : les violences ordinaires les plus visibles et les plus faciles à combattre. Ainsi définie, il devient clair que la lutte à la transphobie est en fait d’abord et avant tout une facilité rhétorique qui camoufle l’étendue de la lutte à mener. Les formations en entreprise et les approches d’équité-diversité-inclusion ne peuvent que trop peu face au cissexisme, au suprémacisme blanc, au colonialisme et à la putophobie.
Ce qu’il nous faut, c’est un véritable mouvement de libération qui prenne notre dignité comme point de départ et non la seule défense de nos identités.
Ce que l’on commémore aujourd’hui, ce sont les victimes d’une guerre contre notre dignité, que ce soit le racisme, l’impérialisme, le classisme, la putophobie ou la transphobie qui en soit ultimement responsable.
Judith Lefebvre est une militante transféministe et queer. Ce texte a été publié sur le site web québécois, Pivot, le 20 novembre, 2023. Pivot, fondé en 2021, offre une information journalistique quotidienne dans une perspective résolument progressiste.