Émergeant des institutions de recherche sur la défense aux États-Unis, dans les années 1990 l’Internet se libère de ses contraintes pour se lancer de par le monde. Insatisfaits de l’histoire de son origine, un groupe de capitalistes libertaires lui en réécrit une. Fusionnant le libertarisme, l’optimisme technologique et l’économie néolibérale comme point de départ, ces capitalistes conçoivent un récit qui change la manière de penser à l’Internet et établit les possibilités commerciales qui résultent de sa privatisation en 1995.
L’année suivante, John Perry Barlow, un des fondateurs de l’Electronic Frontier Foundation, publie un manifeste qui caractérise ce moment historique. Le fait qu’il le rédige à Davos lors du Forum économique mondial devrait tout de suite éveiller des craintes. Le cyberespace sera une nouvelle frontière, un terrain vierge, isolé des réalités du monde matériel sur lequel il est construit, où les gens pourront interagir de façon égalitaire, libres des fardeaux de race, de sexe, ou de richesse. Ces utilisateurs bâtiront un Net libre de la tyrannie des gouvernements. Le nouveau monde virtuel sera un « produit naturel » qui « croît par notre action collective ».
Ces visions utopiques inspiraient plus de confiance à cette époque qu’aujourd’hui. Pendant l’ère anarchique de la naissance du Net, les entreprises étaient inondées de capitaux. Les investisseurs et les fondateurs cherchaient à s’enrichir rapidement grâce à ce nouveau far west, où il était encore facile de créer des sites web et de se marquer un petit territoire loin des premières colonies numériques fondées par les capitalistes pionniers du cyberespace. Au tournant du siècle, le boom s’effondre et les entreprises survivantes se battent pour rester à flot. La privatisation des biens communs de l’Internet s’impose alors à l’ordre du jour.
Même si M. Barlow manifeste un mépris sans bornes pour les gouvernements, il éprouve un grand respect pour les entreprises qui voient le cyberespace, son paradis libertaire, comme une immense vache à lait. Cela devrait être clair, étant donné le lieu choisi pour sa soi-disante déclaration d’indépendance. Le Net, inondé d’investissements, devient bientôt une priorité législative grâce à la valeur économique (et au pouvoir géopolitique) que l’on prévoit d’en extraire. De nouvelles publications (Wired Magazine, par exemple) sont fondées pour promouvoir cette nouvelle industrie, dont le récit centre toujours le public ; en vérité, les avantages généraux du Net intéressent peu les capitalistes, tant qu’ils continuent de réaliser leurs bénéfices.
Les avantages de l’Internet à sa naissance
Bien que la commercialisation produise quelques désavantages quant à la culture de l’Internet, on ne peut nier que la connectivité qu’il rend possible est globalement avantageuse. Tout à coup, les utilisateurs découvrent que toute l’information du monde se retrouve au bout de leurs doigts. On peut chercher et trouver des communautés en ligne dévouées à presque tous les sujets alors que le réseau de sites web, de salons de discussion et de forums ne cesse de grandir. Bien que quelques compétences techniques soient nécessaires à certaines formes d’engagement, il demeure toujours facile de personnaliser un site web afin de se présenter aux autres internautes et participer à la vie virtuelle.
Le rythme du processus d’enclosure, c’est-à-dire de la transition vers les plateformes numériques, augmente dans les années 2000, ce qui énerve les adopteurs précoces et les gens dotés de savoir-faire technologique. Mais ce n’est pas entièrement mauvais : la plateformisation offre une simplicité qui permet à des milliards de nouveaux utilisateurs de se connecter et les incite à revenir en ligne. La commercialisation n’est alors qu’à son début ; l’expérience des utilisateurs est encore peu compromise.
Pour un moment, tout semble aller dans la bonne direction : l’accès grandit, les vitesses augmentent, les appareils deviennent de la taille de la poche, n’importe-quelle information est trouvable en quelques millisecondes, les divertissements de haute qualité sont disponible sans pubs, à un prix abordable ou gratuitement, on ne perd jamais contact avec nos amis. Lorsque tout semble bien aller, il est facile de fermer les yeux aux histoires qui devraient nous mettre en garde sur l’avenir.
Un Internet de moins en moins prometteur
Rétrospectivement, ce moment est l’âge d’or de l’Internet. Cependant, l’ambition démesurée des entreprises de technologie, leur croissance inédite et l’obligation de devenir rentables accélèrent la dégénération de leur projet. Notre relation avec les industries de technologie a changé ; depuis des années, l’avis général de leur impact sur le monde empire à cause du ralentissement des avantages provoqués par la révolution numérique et de la croissance de problèmes au cours des années 2010. L’avidité est devenue une force irrésistible.
C’est d’habitude Facebook qui est accusé d’être le porte-étendard de la dégénération des entreprises de technologie, mais Google en est le meilleur exemple, de loin . À son origine un projet de recherche universitaire, Sergey Brin et Larry Page, ses créateurs, avouent ouvertement que la publicité peut nuire à la qualité d’un moteur de recherche. Du moment qu’une entreprise privée est établie, et plus tard, une société cotée en bourse, Google se met à glisser petit à petit vers ce que nous connaissons aujourd’hui : une énorme entreprise soumise à la rentabilité, ayant abandonné le slogan « Don’t be evil » en faveur des immenses recettes publicitaires. En ce moment, une recherche pour l’information que Google prétend offrir est susceptible de produire une série de listicles optimisées pour ses algorithmes, bourrées de liens d’affiliation, d’annonces publicitaires, ou de contenu merdique généré par l’intelligence artificielle.
Google n’est pas seul. Bien que Facebook n’ait jamais été le bien-aimé du Net, le réseau social a abandonné tout engagement positif envers ses utilisateurs en faveur de ses recettes publicitaires. Promouvoir la propagande de l’extrême droite ou la désinformation, se faire complice d’un génocide, bloquer les vraies nouvelles : Facebook fait tout son possible pour éviter de partager la moindre goutte de ses bénéfices avec les médias traditionnels, peu importe leurs difficultés financières. Grâce à l’avidité de ces deux entreprises, les médias d’information tombent en spirale ; la réduction des recettes publicitaires mène à de nombreux licenciements et nuit à la qualité du journalisme. En conséquence, leurs sites web sont bourrés de pubs de mauvaise qualité ou protégés par un péage informatique.
La diffusion en continu est devenue un cauchemar depuis la consolidation des entreprises et la mise à l’écart de la concurrence. Les abonnements deviennent de plus en plus chers et les pubs font partie de la donne. Le rêve d’un accès illimité est mort ; les services de streaming coupent la programmation pour profiter d’allègements fiscaux et faire des économies. Le commerce électronique devient également victime. On dirait qu’Amazon a conquis le monde ; en réalité, il s’est retiré de sa position comme premier vendeur pour devenir un marché mal gouverné où abondent des produits bien présentés, mais de qualité inférieure, et tout coûte plus cher au nom de la rentabilité. Les tendances dont Shein et Temu sont les pionniers sont pires encore.
Mais ce n’est pas fini. Voulant se libérer des contraintes du Net et entrer dans le monde réel, ces entreprises provoquent plusieurs désastres dans leur sillage. L’économie de petits boulots sous-entend que la médiation par les applications est une technologie qui va anéantir les acquis des travailleurs. En même temps, plusieurs entreprises, avides des données de leur main-d’œuvre, mettent des appareils de surveillance partout où la loi le permet. L’échec de l’efficacité algorithmique multiplie les systèmes discriminatoires sans égard pour les conséquences sociales. L’effort fait pour canaliser autant d’interactions que possible à travers les applications pour nous rendre aussi dépendants de nos téléphones intelligents que possible déclenche une épidémie de solitude et d’atomisation sociale.
Le désir d’installer des écrans, des connexions Internet, des commandes vocales partout produit une vague d’appareils électroniques qui se déferle, remplie d’e-déchets. Un problème plus général : nos appareils électroménagers durent moins longtemps puisque cette nouvelle technologie est plus susceptible aux pannes. Nos automobiles sont moins sécuritaires parce que plusieurs fonctions clés ont été transférées à des écrans tactiles, en prévision du rêve des véhicules autonomes qui s’est révélée une chimère. Les problèmes se multiplient, et l’arrivée sur scène de l’IA générative ajoute à nos misères.
Le marais de médias synthétiques
Les robots conversationnels et les générateurs d’images ont fait fureur dans l’industrie technologique au cours de l’année dernière. Leurs programmes sont conçus pour ingérer autant de données que possible, y compris tous les textes et toutes les images que ces entreprises sont capables de capturer : livres, œuvres d’art, articles, nouvelles – toujours sans égard aux droits d’auteur. Le contenu généré par les utilisateurs, les données personnelles que des milliards de personnes ont mis sur Internet au cours des trois dernières décennies, ce trésor d’information produit collectivement, est exploité comme une mine par les entreprises de technologie. C’est bien leur modèle commercial.
Les outils qu’elles déchaînent sur le monde accélèrent le déclin du Net : les réseaux sociaux sont bourrés de médias synthétiques (dont une partie est même produite par des utilisateurs artificiels) ; les médias d’information doivent résister à la nécessité de publier des textes générées par IA comme nouvelles ; la qualité des résultats de recherches Google empire, inondés de contenu synthétique, ce qui devient une préoccupation au niveau mondial. Un récit complotiste circule selon lequel le Net serait déjà mort ; il serait composé aujourd’hui d’agents conversationnels et de médias synthétiques. Quoique ça ne soit pas encore vrai, les entreprises de technologie semblent avoir ce but en tête.
Les PDG comme Sam Altman et les investisseurs comme Marc Andreessen veulent nous faire croire que ces outils sont le début d’une croissance explosive du potentiel humain. C’est très difficile à les croire, étant donné l’histoire de Silicon Valley et de ses duperies ; la propagande est transparente si l’on comprend comment fonctionnent ces outils. Ils ne sont ni intelligents, ni prescients ; il ne font que produire du contenu synthétique qui correspond aux liens qu’ils tissent entre les données de formation tirées de l’open web.
L’objectif de la promotion de l’IA n’est pas l’amélioration de la vie, mais plutôt la réduction des coûts de production du contenu, et ceci dans le but de retenir l’attention de plus en plus d’utilisateurs, de les obliger à regarder des pubs, et de freiner les abonnements en baisse des services de diffusion en continu. L’intérêt public exige que la qualité des nouvelles, des divertissements et des interactions humaines cesse de dégénérer. Tant pis. Il faut tout sacrifier sur l’autel de la rentabilité.
L’aspect le plus irrationnel de tout cela : la production de cette énorme quantité de médias synthétiques (souvent de mauvaise qualité) porte un coût énorme. D’abord, il y a l’impact sur la main-d’oeuvre : les gens qui font un travail authentiquement humain, des activités qui devraient engager toujours plus d’êtres humains et qui enrichissent la société – c’est-à-dire, l’écriture et l’art – ces travailleurs sont les premiers ciblés par des capitalistes apparemment dissociés de la condition humaine. Ensuite, en plus des commentaires dystopiques de M. Altman au sujet de la géo-ingénierie, la quantité d’énergie, d’eau et de minerais nécessaires pour construire et exploiter les centres de données qui rendent possibles ces outils révèlent le terrible coût écologique qu’ils entraînent. Ces facteurs nous prouvent que la prolifération de l’IA n’offre que peu à l’humanité.
Un autre Internet est possible
On ne peut donc que conclure que la révolution numérique est un échec. La promesse initiale n’était qu’une ruse pour établir un système de capitalisation pour les grandes entreprises. Les avantages produits par ce projet sont tellement érodés par les impératifs commerciaux que rien ne peut le redorer. Les désavantages continuent à croître avec chaque jour qu’on permet aux outils IA d’inonder le Net de médias synthétiques.
L’heure du rafistolage est passée ; Internet doit renaître de ses cendres comme un phénix. Le seul espoir est de raser l’édifice construit par l’industrie de technologie et de poser les fondations d’un nouvel Internet, un qui n’est pas faussé dès son départ par l’obligation de faire déborder de profits les coffres d’une minuscule fraction de la population.
Il existait bon nombre de réseaux avant l’arrivée d’Internet ; de nouveaux réseaux pourront lui succéder. Nous ne sommes pas obligés de nous soumettre à la dystopie numérique que Silicon Valley a créée, même si, à une époque,on nourrissait un si grand espoir pour un réseau particulier. L’érosion incessante du Net incite déjà plusieurs à s’enfuir ; ils abandonnent leurs téléphones intelligents ou en réduisent l’usage, ils quittent le désordre des réseaux sociaux, ils rejettent la soupe algorithmique de la diffusion en continu.
Le rejet personnel est un développement agréable. Pourtant, le déclin du Net nous oblige à penser à quoi ressemblerait une meilleure alternative, ainsi que le projet politique correspondant. Il est temps de se défaire des illusions libertaires des capitalistes de technologie et de rejeter leur prétendue « déclaration d’indépendance » en faveur d’un futur qui assure la libération de toute l’humanité.