La semaine dernière, l’École de droit de l’Université du Nouveau-Brunswick a été la scène d’un important colloque sur l’avortement. Les participant.e.s, provenant des domaines de la recherche et de l’activisme politique, se sont réunis à Fredericton pour une discussion profonde et variée. Intitulée Abortion Pathways and Abortion Obstacles in the Maritimes [Voies et obstacles à l’avortement dans les Maritimes], le symposium a abordé des questions pertinentes sur l’accès à l’avortement dans les provinces maritimes.
Les animatrices du symposium, Tobin LeBlanc Haley de l’Université du Nouveau-Brunswick et Jula Hughes de l’Université Lakehead, sont également les chercheuses principales du projet « Accès à la justice reproductive N.-B. ».
En 2023, le rapport final du projet, « La Clinique 554 et l’accès à l’avortement au Nouveau-Brunswick », a émis quatre recommandations clés, dont l’abrogation du règlement 84-20 de la Loi sur le paiements des services médicaux.
Le rapport a également recommandé au gouvernement du Canada l’élaboration et la mise en oeuvre de plusieurs stratégies : une visant l’accès en milieu rurale, une autre pour combler les lacunes en matière de données sur les soins liées à l’avortement. Finalement, « les gouvernements à tous niveaux devraient collaborer à l’élaboration de stratégies visant à répondre aux besoins de groupes en quête d’équité qui ont besoin de soins de santé génésique, notamment par la création d’un comité interministériel ».
Le symposium comprenait trois panels de recherche et un panel d’activisme communautaire.
Le premier panel a examiné l’histoire de l’avortement dans les provinces maritimes et le contexte actuel. La professeure Nicole O’Byrne et l’étudiante Elise Hamill, deux participantes de l’UNB, ont présenté une histoire juridique de l’avortement dans la région (« Legal History of Abortion in the Maritimes »). Plusieurs des luttes actuelles vis-à-vis l’avortement découlent de questions sur les soins de santé, celles-ci liées à la division des pouvoirs entre les gouvernements provinciaux et le fédéraux.
La présentation de Jula Hughes et Christine Hughes a abordé la question du « retard déraisonnable ». Elles ont exploré l’existence au Nouveau-Brunswick des Comités de l’avortement thérapeutique en examinant l’Hôpital de Moncton comme étude de cas. Leurs recherches dans les archives de l’hôpital ont porté fruit ; les chercheuses ont remarqué que les documents des années 1970 révèlent que « les gens travaillaient très fort pour rendre l’avortement aussi accessible que possible. On discutait des meilleures démarches pour rendre le processus plus rapide ».
La présentation de Geneva Montagna, étudiante en droit à McGill, portait sur les obstacles juridiques, pratiques et informationnels que confrontent les femmes, et comprenait plusieurs témoignages de Néo-Brunswickoises (« Women’s Ability to Access Abortion as tied to their Equality »). La dernière présentation fut celle de Clare Heggie, une doctorante interdisciplinaire qui travaille avec Martha Paynter de la Faculté de science infirmière de l’UNB. Ces deux chercheuses collaborent sur un sondage sur la santé sexuelle et reproductive des femmes emprisonnées dans la région du Canada atlantique (« Abortion Access in Prisons in Canada »).
Le deuxième panel a examiné les développements récents en matière de soins génésiques dans les provinces maritimes.
Martha Paynter a examiné l’évolution de la politique nationale sur l’avortement et les développements récents dans cette région, dont la possibilité, à partir de 2015, de l’auto-aiguillage (« Abortion Services in the Maritimes, 2014-2024 »). Auparavant, il était nécessaire d’obtenir l’approbation d’un.e docteur.e pour accéder au services d’avortement. L’introduction du financement de la mifépristone par l’Assurance-maladie du Nouveau-Brunswick en 2017 a marqué un grand progrès pour les régions rurales ; la professeure Paynter remarque que la province a le deuxième taux de grossesses chez les adolescentes au Canada. Selon elle, il y a beaucoup à imiter dans le système mis en place à l’Île-du-Prince-Édouard depuis 2017.
Carly Demont, doctorante en santé de populations à l’Université d’Ottawa, a livré un discours sur les expériences de femmes en quête de services d’avortement tardif (« Qualitative exploration of Canadian women’s experiences obtaining Later Gestational Age (LGA) abortion care »). Ces soins sont souvent indisponibles lorsque l’âge gestationnel dépasse la limite légale ; cette limite est de 16 semaines au Nouveau-Brunswick et de 13 semaines à l’Île-du-Prince-Édouard. Selon Demont, le public se rattache généralement à une « conception étroite » de l’avortement. Des réformes sont donc nécessaires dans le domaine de l’avortement tardif ; pour beaucoup de femmes enceintes, « lorsqu’on se rend compte de ce qu’il faut faire, il est déjà trop tard pour demander de l’aide ».
Angel Foster, la superviseure de Mme Demont, a conduit 305 entretiens pour son étude sur l’avortement au Canada. De ceux-ci, Mme Demont a examiné les expériences compliquées et variées des participantes qui cherchaient un avortement tardif. Elle a également examiné les processus décisionnels de ces femmes, y compris si elles cherchaient un avortment à cause d’un problème foetal ou à cause d’une grossesse non désirée. Lorsqu’il s’agissait d’un problème foetal, toutes les participantes ont répondu avoir pu obtenir des soins dans leur province.
Clare Johnson, professeure de gestion des services de santé à l’Université de Moncton, a discuté des barrières politiques à l’avortement. Ayant conduit et analysé des entretiens avec plusieurs politicien.ne.s, elle a trouvé quelques différences intéressantes entre les politicien.ne.s francophones et les anglophones.
Les politicien.ne.s francophones parlent plus ouvertement, et leurs croyances religieuses façonnent presque toujours leur position, particulièrement chez les Catholiques. Cependant, d’autres différences sont liées à l’âge : les politicien.ne.s de carrière, plus âgé.e.s, préfèrent éviter les sujets controversés, tandis que les jeunes entrent dans la vie politique pour prendre une position ferme.
Tobin LeBlanc Haley et Christine Hughes ont présenté leur projet de recherche, « The Information Vacuum: Myths and Misinformation on Abortion Access in New Brunswick » [Le vide informationnel : Mythes et désinformation sur l’accès à l’avortement au Nouveau-Brunswick]. Celui-ci consistait de 28 entretiens semi-structurés en anglais et en français, et trois groupes de discussion comptant 43 participant.e.s. Le projet a permis aux chercheuses de repérer les mythes et la désinformation portant sur l’accès à l’avortement, une situation que les chercheuses appellent la « désinformation persistante ».
Selon les chercheuses, la stigmatisation liée à l’avortement est propice à la génération de ces mythes : les bases de la désinformation qui circule aujourd’hui ont été jetées depuis longtemps. Dans le contexte actuel de la politique sur l’avortement au N.-B., il n’y a aucune communication efficace avec le public. Cette décision serait « sans doute réfléchie et enracinée dans la rhétorique anti-choix ».
Les mythes identifiés par les participantes (2015-2022) comprennent, entre autres, « quelle genre de femme demande les services d’avortement » et « qu’on s’en sert pour la contraception ». Selon les chercheuses, ces mythes circulent depuis longtemps. Le mythe selon lequel l’avortement serait « mauvais pour les femmes », ou même physiquement et psychologiquement dangereux, s’avère tenace. Le mythe qui voudrait que les services d’avortement ne soient qu’un procédé malhonnête pour devenir riche est manifestement erroné ; deux cliniques à Fredericton ont du fermer leurs portes. Des doutes demeurent sur comment accéder aux services d’avortement, si un anesthésie générale est nécessaire et si les services d’avortement existent réellement au Nouveau-Brunswick.
Bon nombre de mythes sont propagés par les gens supposément informés au sujet de l’accès à l’avortement chirurgical. On se trompe souvent sur les faits : Est-ce nécessaire qu’un conjoint signe un formulaire de consentement ? Moncton est-il la seule ville où l’avortement est disponible ? Y a-t-il une limite maximale de poids pour les femmes qui veulent prendre la mifépristone ? Est-ce que la mifépristone et le Plan B sont le même médicament ? L’approbation de deux médecins est-il toujours nécessaire ? Est-ce que l’auto-aiguillage est permis ?
En analysant les sites web du Nouveau-Brunswick portant sur les soins de santé, Jula Hughes a remarqué que le niveau d’alphabétisation nécessaire pour comprendre l’information sur la santé génésique est bien au-delà du niveau moyen de la province. Elle a ajouté que « plusieurs personnes publient de la désinformation dans le domaine ». Mon Choix NB et Justice reproductive Nouveau-Brunswick affichent de bonnes informations, mais leurs sites web ne sont pas priorisés par les algorithmes des moteurs de recherche.
La troisième présentation fut celle de Harini Sivalingam, directrice du programme d’égalité de l’Association canadienne des libertés civiles et doctorante en études sociales et juridiques à l’Université York. Elle a discuté des contestations judiciaires pour rendre l’accès à l’avortement plus équitable (« Litigating Equitable Abortion Access in Canada: Legal Challenges and Progress »). Son stagiaire, Jonathan MacDonald, qui a aidé à ses recherches, poursuit un baccalauréat à l’Université Saint-Thomas.
Mme Sivalingam a remarqué que chaque stade du chemin à l’accès pose ses défis : « La décriminalisation, la dépénalisation, et maintenant c’est le problème de l’accès inéquitable ». La poursuite en justice à cause du règlement 84-20, entamée en 2021 par l’ACLC, a pour but de finalement réaliser un changement. Actuellement, l’ACLC est à la recherche d’experts sur l’accès à l’avortement au Nouveau-Brunswick qui ont de l’expérience clinique dans le domaine, et qui peuvent témoigner de la différence entre les soins hospitaliers et les soins cliniques.
Joanna Erdman, professeure en droit et Chaire MacBain en droit et politique de la santé à l’Université Dalhousie, a présenté « The Community Clinic and Public Space in Canadian Abortion Law » [La clinique communautaire et l’espace public dans le droit canadien de l’avortement]. Son point de repère était la Pink House à Mississippi, maintenant fermée. Cette clinique était la seule dans l’État pendant longtemps, mais elle « est disparue en pleine vue ». La Clinique 554 à Fredericton a aussi été victime d’une telle « disparition ». Selon la professeure Erdman, les mesures anti-choix se servent de l’espace, des exclusions et des déplacements : « Les provinces maritimes se sont battues bec et ongles pour interdire l’avortement. La clinique est restée. La clinique a résisté ».
Pour la Cour suprême du Canada, la « qualité pour agir dans l’intérêt public » est un moyen de contester des problèmes « systémiques ». La Cour a accordé cette qualité à la clinique de Morgentaler, ce qui a aidé à sa défense. C’était en effet une déclaration que « le gouvernement a eu tort ».
Cette qualité spéciale accordée, l’affidavit du docteur de la clinique Morgentaler a pu énumérer les barrières à l’accès : « Lorsqu’il n’y a qu’une seule clinique, l’incertitude est une préoccupation constante ». Selon la professeure Erdman, « la clinique était une ressource communautaire, économique et sociale ; c’était une source d’aide dans la région ».
Kerri Froc, professeure en droit à l’UNB, a discuté de la constitutionnalité du règlement 84-20 (« Studied Indifference: The Report and the Constitutionality of Regulation 84-20 »). Selon elle, le rapport met en lumière tout un système de barrières aux services d’avortement. En vérité, c’est une question de la condition sociale des femmes, de leur coercition et subordination.
Tracy Glynn de la Coalition canadienne de la santé a discuté des services d’avortement dans le cadre de la privatisation croissante des soins de santé (« Imagining Public Delivery of Reproductive Healthcare in a Sea of Privatization »). Elle a raconté que Brian Gallant, alors premier ministre du Nouveau-Brunswick, lui avait dit qu’offrir des services d’avortement à la Clinique 554 serait la pente glissante vers un système de santé privé. Au même moment, le gouvernement libéral était en train de privatiser les soins extra-muraux et le système de Télé-Soins.
Elle a remarqué que le N.-B. a aussi permis l’établissement de centres de prélèvement de plasma à but lucratif. La privatisation insidieuse des services pose une menace au système public ; par exemple, les soins virtuels, notamment le service eVisitNB, sont livrés par l’entreprise privé Maple. Selon Mme Glynn, les entreprises à but lucratif posent un danger aux soins de santé ; le public doit donc revendiquer « un système de santé véritablement public, y compris la livraison publique des soins ».
La fin du symposium fut consacrée au Panel d’activisme communautaire, animé par Karen Pearlston et Christine Hughes. « Pour la première fois en 40 ans, » a déclaré la professeure Pearlston, « il n’y a aucun accès à l’avortement chirurgical en clinique dans la province et aucun accès a l’avortement du tout à Fredericton ». Elle a rappelé au public que la Clinique 554 a été un « effort communautaire intersectionnel ».
Amber Chisholm, participante au symposium, a discuté des acquis de la dernière décennie, y compris, depuis 2017, l’accès aux soins de santé pour les personnes trans. Quant au procès judiciaire sur la politique 713, Chisholm soutient que la discussion publique ne correspond pas à la réalité de ce qui se passe : « Le but du débat est d’inciter une panique morale contre la transition médicale ». Le débat se penche vers les soins de santé et ce que l’on considère acceptable ou non. Elle trouve ça inquiétant.
Selon le participant Angus Fletcher, il y a une rupture entre les questions juridiques et les personnes visées par ces questions. Un mouvement réactionnaire est en train de construire un public pour ses perspectives en provoquant une « panique morale » contre les personnes trans. Consciemment, les conservateurs tendent la main à l’extrême droite, une stratégie qui a porté fruit jusqu’à présent. Fletcher a ajouté que « chaque lutte commence parce que les conservateurs veulent revenir en arrière ». Dans ces situations, les groupes militants doivent lutter en organisant des mouvements populaires ; la stratégie conservatrice, par contre, est simplement de « jouer la montre ».
Finalement, Indigo Poirier a expliqué comment la misogynie a été, historiquement, un aspect fondamental d’autres formes d’oppression ; par exemple, la décentralisation des femmes dans les communautés autochtones. L’intersectionnalité est donc essentielle, mais il faut garder à l’esprit que l’effet de mesures politiques est toujours plus pire pour les communautés autochtones, noires et de couleur, pour les personnes ayant un handicap, pour les classes populaires. Selon Mme Poirier, les acquis gagnés par les groupes militants et les personnes trans « sont assez nombreux qu’ils représentent une menace aux structures de pouvoir existantes ».
Sophie M. Lavoie est membre de Justice reproductive Nouveau-Brunswick et du comité de rédaction de la COOP Média NB.