C’est fou comme les médias et la science font mauvais ménage, alors que les uns sont certains de se placer au service des autres. Il suffit qu’une étude, une seule, publiée par la revue Journal of the American Medical Association (JAMA), affirme, après avoir étudié moins de 5 % des cas, sans avoir identifié un fondement à ce qu’on a fini par appeler au Nouveau-Brunswick et en Ontario « la maladie mystérieuse », pour que des médias sautent aux conclusions. Ils titrent : la maladie « ne correspond à aucune réalité » (it’s not real, National Post) ou « il n’y en a pas » (CBC). Entre ne pas identifier les traits caractéristiques d’un problème et postuler son inexistence, il y a pourtant, en épistémologie, toute une marge !
Lorsqu’on vit aux abords de sites d’exploitation où on épand des produits chimiques réputés toxiques, et qu’on est soi-même atteint de la maladie « mystérieuse », comme c’est le cas à Haut-Sheila pour Nathalie Lebreton et son fils Mathieu Duguay, c’est le cas de le dire, de tels grands titres s’ajoutent à l’histoire d’une grande souffrance. « Personne ne nous écoute ». Officiellement, ils représentent respectivement les cas no 350 et 48 de cette maladie. Au Nouveau-Brunswick, on en compte plus de 500. Certains en sont morts déjà.
Les deux témoignent : ils sont éprouvés à plusieurs titres.
D’abord, ils souffrent dans leur chair : épuisement chronique, étourdissements, tensions cérébrales, sudation, engourdissements, raideurs, douleurs vives… La vie devient un cauchemar.
Ensuite ils souffrent de ne pas se faire dire officiellement de quoi ils souffrent. En ce qui les concerne, contrairement à ce qu’avance l’étude, aucun diagnostic clair, concernant un autre problème médical connu, ne leur semble avoir été communiqué. Ils se sont fait plutôt ballotter d’un hôpital à l’autre, d’un médecin à l’autre, d’une discipline médicale à l’autre et, pis, d’un diagnostic à l’autre. Ils ont l’impression que chaque médecin y va d’une évaluation différente, les laissant ensuite à eux-mêmes. On jurerait revoir le film Journal intime de Nani Moretti. Soumis quotidiennement à une salade de comprimés, après avoir reçu en vain un catalogue d’ordonnances, l’alibi du problème psychosomatique est cité en dernière instance pour dissimuler l’impuissance du corps médical. Le plus douloureux est de se voir retourner chez soi sans avoir reçu de soins. Seul le docteur Alier Marrero, de Moncton, trouve grâce à leurs yeux ; c’est sous son autorité que les cas disséminés sur le territoire se sont trouvés recensés, avec pour hypothèse la réalité d’un problème commun.
Troisièmement, ils souffrent d’un puissant sentiment d’abandon. En février 2022, le gouvernement Higgs a mis fin à toute réflexion sur l’hypothèse d’une maladie commune entre tous ces cas. Il a même refusé un soutien financier de l’ordre de 5 millions de dollars de la part du gouvernement fédéral pour y voir plus clair. Pendant des années, personne ne s’est soucié du désarroi des victimes. Ce sentiment de déréliction reste entier.
Partant, ils souffrent d’avancer eux-mêmes un très grand nombre d’hypothèses autour de la maladie sans qu’aucune d’entre elles ne soit prise au sérieux par leurs interlocuteurs, au prétexte qu’ils n’ont pas officiellement de titre scientifique ou d’expertise patentée pour avancer quoi que ce soit. Cette relégation de classe les humilie, comme s’il ne relevait pas aussi de la citoyenneté et de la démocratie de penser, de suggérer, de jauger un certain nombre d’idées dont le commun est capable. Pour toute réponse, le vide est sidéral. Il y a cinquante ans, Michel Foucault traitait déjà du « pouvoir » qu’est devenue l’instance médicale, intimidant quiconque ne maîtrise pas techniquement son jargon (« Crise de la médecine ou crise de l’antimédecine ? », 1976).
Enfin, ils subodorent que le « mystère » qui entoure la maladie dont ils souffrent sent lui-même le soufre. Qu’il accommode des gens très puissants qui n’ont en rien d’intérêt justement à lever le voile sur quoi que ce soit. Le 25 novembre dernier, un éditorial de L’Acadie Nouvelle résumait ainsi l’enjeu : « le gouvernement Higgs craignait de découvrir qu’une entreprise ou un secteur d’activité précis se cachent derrière le problème ».
Théorie du complot ?
Il serait abusif, et condescendant, de réduire les doléances de ces gens atteints à de simples élucubrations complotistes ne reposant sur rien et n’ayant aucune valeur. C’est pourtant ce à quoi les victimes font face.
Or, on en est loin. Personne ne délire au sens où on dirait par exemple des bleuetières ou forestières qu’elles épandent du glyphosate sur leurs terres sciemment pour rendre malades des gens. Personne ici ne parle ici d’une planification du genre, ce que seraient des élucubrations complotistes. Mais pour les patients froidement désignés de no 350 et 48, il ne fait pas de doute que l’épandage de produits chimiques que font les sociétés privées au Nouveau-Brunswick, plus qu’ailleurs, contribue à tuer la nature, la nature dont nous sommes, nous, sujets humains.
Ici, un peu de grammaire, car la pensée est intrinsèquement liée aux mots. Il importe d’avoir en tête quel statut a un terme qualificatif : est-il essentiel ou circonstanciel? Si j’écris l’acier solide, j’associe solide à acier en tant que la solidité de l’acier lui est fondamentale : l’acier ne peut qu’être solide. Si j’écris par contre la pomme pourrie, j’entends que ce jour-là cette pomme-là s’adonne à être pourrie, donc elle l’est selon les circonstances. Ce n’est pas le propre de la pomme d’être pourrie. Maintenant, si on écrit dans un journal néo-brunswickois la maladie mystérieuse, entend-on que cette maladie s’adonne à poser mystère ou cherche-t-on à la qualifier en propre ? On joue de l’équivoque en laissant penser que la maladie est mystérieuse par elle-même, qu’elle le serait par nature en quelque sorte.
Principe de précaution
Prendre au sérieux les malades se traduirait par l’observation du principe de précaution en interdisant par exemple l’usage du glyphosate.
Le médecin hygiéniste en chef du Nouveau-Brunswick a annoncé son intention de prendre au sérieux 222 dossiers concernant tous ces cas (CTV, 27 mars 2025). Mais pour les intéressés, le mal est fait. Tout le monde s’est discrédité.
Rappelons tout de même le fort parfum de partisanerie, et peut-être le puissant lobbyisme, qui a accompagné, chez les libéraux, bien des tergiversations antérieures. Il y a plus de cinq ans, les députés verts de l’Assemblée législative avaient proposé un amendement à un projet de loi, lequel amendement visait à interdire l’usage du glyphosate sur les terres de la Couronne et sous les corridors électriques (Acadie Nouvelle, 13 décembre 2019). Son action cancérigène était notamment attestée par l’Organisation mondiale de la santé (Acadie Nouvelle, 3 mars 2023 et 31 mars 2025). Libéraux et conservateurs, à l’unisson, avaient voté contre la proposition, montrant leur lien de solidarité dans leur soumission aux grandes entreprises. Des élus locaux, acquis à la cause des bleuetières, ont noyé le débat dans une rhétorique théologique, en appelant à ne pas « diaboliser » ces pauvres entreprises comme Oxford Frozen Foods. La rhétorique des libéraux consistait à douter du bien-fondé de nombreux écrits scientifiques alertant les populations à ce sujet. En 2024, leur plateforme électorale n’a offert sur le dossier qu’un collier d’approximations contradictoires dont nous avons déjà fait état (Acadie Nouvelle, 26 décembre 2024).
Maintenant, si les produits chimiques qu’on utilise abondamment étaient effectivement source d’empoisonnement ? Combien de temps acceptera-t-on de s’exposer à ces risques ? Attend-on que les puissants qui les utilisent jugent eux-mêmes suffisante la « preuve » de leur toxicité ?
Alain Deneault enseigne la philosophie au Campus de Shippagan de l’Université de Moncton. La version originale de cet article a été publiée par Acadie Nouvelle le 9 mai 2025.