Après un peu moins de huit ans en affaires, Julie Cayouette a lancé la serviette. La COVID-19 a poussé la femme d’affaires à fermer définitivement son magasin de meubles à Caraquet. Le cas de Mobi Meubles Tendances montre à quel point il devient difficile pour les petits commerces de faire concurrence aux géants qui vendent leurs produits en ligne. Au même moment, des voix se font entendre pour demander une meilleure promotion de l’achat local qui pourrait devenir une bouée de sauvetage pour des entreprises d’ici.
« C’est décevant, c’est sûr. Parce que c’est notre bébé. On avait du fun là-dedans, puis on avait une belle gang. On avait un beau concept. On a travaillé fort pour se rendre là », explique Julie Cayouette. « Ce n’est plus le fun de travailler. Puis on ne peut plus donner le service qu’on veut donner », ajoute-t-elle.
Mme Cayouette était copropriétaire de cette entreprise avec son frère Denis et leur père Rosaire. La famille Cayouette a ouvert le magasin en avril 2014. Le commerce, qui offrait des meubles haut de gamme de fabrication canadienne, fournissait du travail à sept personnes jusqu’à sa fermeture en décembre.
« J’aime les défis. J’adore être entrepreneure. Mais on n’est pas entrepreneure pour être dans le trou, non plus », lance Mme Cayouette, au moment même où la vente de fermeture de son commerce tire à sa fin.
Pourtant, à peine quelques semaines avant d’annoncer qu’ils mettaient la clé sous la porte, les Cayouette avaient encore des projets d’agrandissement. Ils voulaient investir davantage pour augmenter la sélection d’appareils électroménagers. Les propriétaires prévoyaient aussi se joindre à un regroupement de détaillants de meubles afin d’accroître leur pouvoir d’achat. Sauf que leurs projets se sont heurtés à des obstacles. Et puis, la pandémie qui traîne en longueur rendait plus difficile la gestion d’une petite entreprise comme la leur.
Julie Cayouette calcule que la pandémie est responsable à 90% de la décision de fermer les portes. « Depuis COVID, c’est juste la descente », constate-t-elle.
Les problèmes d’approvisionnement étaient devenus tout simplement insurmontables. Des clients devaient attendre au-delà d’un an pour recevoir le fauteuil qu’ils avaient commandé. Et puis, la pénurie de semi-conducteurs partout sur la planète retardait la livraison d’appareils électroménagers comme les réfrigérateurs. Les propriétaires ont donc dû accorder des remboursements, en raison des délais de livraison. « On perd de nos vrais clients qu’on a depuis le début, parce qu’on n’est pas capable de les fournir, dû au fait qu’on ne reçoit pas notre stock », explique Mme Cayouette.
Au début de la pandémie, cette femme d’affaires a remarqué un engouement pour l’achat local chez les gens de la Péninsule acadienne. Une certaine clientèle préférait magasiner dans sa communauté pour éviter de s’exposer au virus de la COVID-19 dans les plus grands centres. Mais avec le temps, cette tendance à appuyer des petits commerces comme le sien s’est essoufflée. « Là, on s’est mis à voir les trucks typiques des grosses chaînes passer de plus en plus avec des meubles cheaps », déplore cette commerçante de Caraquet.
Dans le tordeur
Un porte-parole des commerçantes et des commerçants en Atlantique rappelle l’importance d’appuyer les détaillants de toutes les tailles. « Ils sont passés dans le tordeur. Et ç’a été difficile pour tout le monde, qu’ils soient des petits indépendants ou des plus gros. Ils paient tous des taxes », constate Jim Cormier du Conseil canadien du commerce de détail.
Selon lui, il y a différentes définitions de commerces locaux. Il préfère parler de l’ensemble de ses membres qui sont présents dans une communauté. À ses yeux, cela comprend autant les petits commerces indépendants que les grandes chaînes qui comptent 200 employés dans un seul magasin.
Jim Cormier croit que la clé du succès pour les petits commerces est d’exploiter un créneau bien précis, pour se démarquer des géants. « Le détaillant de vêtements qui est très petit et qui se trouve dans une petite communauté mais qui se plie en quatre pour offrir du service à la clientèle incroyable, vous n’avez pas cela avec un canal en ligne », explique-t-il.
Peu importe leur taille, tous les commerces doivent s’adapter à une nouvelle réalité. Jim Cormier explique que les millénariaux en particulier magasinent d’abord en ligne. Il s’agit des membres de la génération Y nés entre 1984 et 1996. « Je veux entrer dans un magasin. Je veux du très bon service. Je veux toucher et sentir le produit. Mais je veux aussi avoir accès à toute votre information », raconte-t-il.
M. Cormier constate qu’un commerce doit vendre ses produits à la fois dans un magasin en brique et en mortier et aussi dans l’espace virtuel. Selon lui, la pandémie a accéléré la création de ce qu’il appelle une présence « omnicanal ». Désormais, les clients peuvent faire leurs achats sur différents canaux de distribution.
« En 2020 ils se disaient je vais bouger une étape à la fois, sur une période de cinq ans. Eh bien, ils ont probablement été poussés à le faire au cours des deux dernières années. C’est un domaine où ils ont été forcés d’apporter des changements qui vont probablement les aider, à la longue. »
Un virage trop coûteux
Julie Cayouette de Mobi Meubles Tendances reconnaît qu’elle aurait dû investir massivement dans une présence en ligne, pour affronter la concurrence des plus grands détaillants. Mais les propriétaires du magasin de meubles n’avaient tout simplement pas les moyens de mettre leur site web à niveau. « Moi, la même chaise avec 119 tissus différents, avec 18 options différentes, comment ça me coûterait de faire un visuel de ça? Je ne peux plus rester là-dedans », conclut Mme Cayouette.
La femme d’affaires remarque elle aussi que les plus jeunes consommateurs ont pris l’habitude de faire leurs achats en ligne. Et cette tendance l’inquiète.
« Ça manque de chaleur. Ça manque d’humanité. Ça fait qu’on s’en va peut-être vers une ère plus informatisée, robotique, je ne le sais pas. J’espère qu’il va rester des petits commerces. »
Promouvoir l’achat local
Un expert en marketing craint que de nombreux petits commerces ne réussissent pas à traverser la tempête. « Ça m’inquiète beaucoup! Premièrement, les commerces locaux, comment vont-ils faire pour tirer leur épingle du jeu? », se demande Jean-Claude Poitras, enseignant en marketing au campus de Dieppe du Collège communautaire du Nouveau-Brunswick.
Cet expert prédit que de nombreux commerces fermeront leurs portes au cours des prochains mois. « On est en train de vivre une mutation comme on n’a jamais vue auparavant. C’est un petit peu apeurant! », lance-t-il.
M. Poitras note que depuis le début de la pandémie, l’engouement pour les achats en ligne a surtout profité à des grandes entreprises de l’extérieur du Nouveau-Brunswick. D’ailleurs, l’organisme Oxfam calcule que la fortune personnelle du principal actionnaire du géant Amazon, Jeff Bezos, a grimpé de 67% pour dépasser 202 milliards $.
Pourtant, l’achat local contribue au développement de l’économie d’ici. Une étude menée par l’économiste Pierre-Marcel Desjardins de l’Université de Moncton pour l’association Excellence Nouveau-Brunswick révèle qu’une hausse des achats locaux sur une période de cinq ans augmenterait les revenus de 2 milliards $ et créerait 9 000 emplois dans la province.
M. Poitras conseille donc aux petites entreprises locales de lancer leur propre campagne de promotion: « Parce qu’un moment donné, les gens vont réaliser que de ne plus avoir de dépanneur à côté de chez eux va les obliger à conduire peut-être 20, 25, 30 minutes avant de trouver une pinte de lait. »
« Puis il ne faut pas lâcher, en sensibilisant les gens régulièrement, pour ne pas dire quotidiennement, sur l’importance des commerces locaux. Parce que quand ça ferme, écoutez, ça va être fini. Ça ne reviendra pas! »
Entretemps, les sept employés de Mobi Meubles Tendances ont tous réussi à se faire embaucher ailleurs. Julie Cayouette, elle, veut d’abord prendre quelques semaines de repos. Et elle se prépare déjà à créer une autre entreprise: « Je me lance complètement dans un autre domaine, vraiment plus service, puis essentiel. Parce que c’est juste dans ça qu’il y a un avenir, dans ma tête. » C’est donc à contrecœur que cette femme d’affaires tourne la page sur la vente au détail.
Michel Nogue a été journaliste à Radio-Canada en Saskatchewan et en Acadie pendant 41 ans.