Les observateurs des médias au Nouveau-Brunswick, y compris la COOP Média NB, critiquent depuis longtemps la propriété croisée du groupe d’entreprises Irving dans les médias et dans diverses industries de la province. Cependant, les critiques des médias ne se réjouissent pas de l’achat des journaux d’Irving par Postmedia.
« Postmedia a l’habitude de recruter des commentateurs racistes et de mettre en vedette des experts d’extrême droite dans ses médias. Nous pouvons donc nous attendre à ce que le Nouveau-Brunswick devienne le prochain champ de bataille de ces tentatives cyniques de diviser nos communautés, ce que les médias d’Irving ont également fait », a déclaré Aditya Rao de la COOP Média NB.
« L’achat des journaux de J.D. Irving par Postmedia signifie également que les médias du Nouveau-Brunswick, dont le contenu laisse déjà à désirer, auront encore moins de comptes à rendre à la population et assumeront encore moins de couverture médiatique que maintenant si cette entente est conclue » , a ajouté M. Rao.
Tard dans la nuit du jeudi 17 février, Postmedia Network Inc. a annoncé qu’elle achetait plusieurs actifs de Brunswick News Inc. dont des journaux, un service de livraison de colis et un logiciel de distribution exclusif. Brunswick News est la propriété de J.D. Irving Ltd.
La transaction, d’une valeur approximative de 15 millions de dollars, comprend l’achat des trois quotidiens du Nouveau-Brunswick, le Telegraph-Journal, le Times & Transcript et le Daily Gleaner.
Outre ces quotidiens, le sort des journaux locaux, le Miramichi Leader, le Woodstock’s Bugle-Observer, le Bathurst’s Northern Light, le Sussex’s Kings County Record, le Campbellton’s Tribune, et le Grand Falls’s Victoria Star est également remis en question avec le changement de propriétaire.
En plus de Brunswick News, Postmedia a acheté les journaux de langue française L’Étoile et InfoWeekend, ainsi que l’entreprise qui imprime le seul quotidien de langue française de la province, L’Acadie Nouvelle.
Postmedia est détenu majoritairement par le fonds spéculatif américain Chatham Asset Management, qui est propriétaire de 120 journaux au Canada, dont The National Post, The Financial Post, le Vancouver Sun, le Calgary Herald, le Edmonton Journal, le Ottawa Citizen, le Windsor Star et le The London Free Press.
Postmedia a été fondée en 1998 par le baron des médias d’extrême droite Conrad Black. Black a ensuite passé du temps dans une prison de Floride pour fraude et obstruction à la justice. Alors qu’il était président des États-Unis, Donald Trump a gracié Black après qu’il ait écrit une biographie flatteuse du président américain de l’époque. Aujourd’hui, les chroniques de M. Black paraissent régulièrement dans le National Post.
Ce qui est bon pour Postmedia est bon pour Irving
Erin Steuter est une sociologue de l’université Mount Allison spécialisée dans l’étude critique des médias. Elle a étudié le monopole médiatique d’Irving, y compris les dangers que représente le fait que les Irving assurent leur propre couverture médiatique et font preuve d’une attitude dominante en faveur des entreprises d’Irving.
« Les Irving ont été impitoyables dans l’élimination des concurrents et s’ils se retirent de la sorte de la gestion des médias, de nouvelles voix peuvent être autorisées à émerger », a déclaré Steuter.
« Les journaux d’Irving présentent le point de vue selon lequel ce qui est bon pour l’entreprise Irving est bon pour la province », a déclaré Madame Steuter à la COOP Média NB en 2010, lorsque le gouvernement du Nouveau-Brunswick a proposé de vendre Énergie NB à Hydro-Québec.
Le Nouveau-Brunswick, une des provinces les plus pauvres du Canada, compte deux milliardaires Irving, Arthur Irving et James Irving.
Alain Deneault, spécialiste et critique des paradis fiscaux, a étudié comment les Irving se sont rendus milliardaires en évitant de payer des impôts.
« Je me souviens d’une phrase percutante de la journaliste torontoise Diane Francis : ‘Le Nouveau-Brunswick est une ville-entreprise appartenant à la famille Irving’. Mais techniquement, cette propriété est détenue dans une série de fiducies aux Bermudes. Maintenant que la famille se défait de ses titres de journaux, cela donne au moins l’apparence d’une plus grande indépendance de la part des journalistes, mais le problème de la concentration des médias demeure, et nuit considérablement au débat public », a déclaré M. Deneault.
M. Deneault a rappelé quand la famille Desmarais, au Québec, s’est départie de ses grands quotidiens en 2018, dont La Presse. “Les membres de la famille Irving, comme ceux de la famille Desmarais, se comportent comme des empereurs quand cela les arrange”, a déclaré Deneault.
« Laisser Postmedia faire le sale boulot ne trompera personne sauf les membres de cette famille opulente, convaincus de sauver les apparences alors qu’ils se trompent eux-mêmes », a ajouté Deneault.
Selon Deneault, le contrôle de l’information est une forme d’investissement pour les Irving : « Le fait qu’ils abandonnent leurs journaux est symptomatique, comme si la bataille idéologique était gagnée et que la conscience commune était si objectivement contrainte par le capitalisme qu’il n’était plus utile d’y consacrer des fonds. »
Le fils de K.C. Irving, Jim Irving, est l’actuel propriétaire de J.D. Irving Ltd. Son père, K.C. Irving, est entré dans l’industrie de la presse en 1936 lorsqu’il a acheté un hebdomadaire de Saint John, le Maritime Broadcaster. En 1968, son entreprise achetait les cinq quotidiens de langue anglaise de la province.
Avec l’acquisition de Brunswick News Inc. par Postmedia, les Irving, la huitième famille la plus riche du Canada en 2015, ne sont pas complètement sortis du secteur des médias au Canada atlantique.
Acadia Broadcasting, détenue par Ocean Capital Investments, est une compagnie financière qui a représenté les intérêts du groupe de compagnies de John E. Irving. En 2018, la Irving Oil Family Trust a conclu un accord avec la famille de John E. Irving pour prendre le contrôle d’Irving Oil.
Acadia Broadcasting est propriétaire de Huddle, un média numérique axé sur les entreprises, et de 15 stations de radio au Canada atlantique et en Ontario. John K.F. Irving est le président d’Ocean Capital Investments. Outre la radiodiffusion, Ocean Capital Investments a des intérêts dans l’immobilier, la construction et les services pétroliers.
Contrôler l’information, gagner les élections
En plus des médias dont ils sont propriétaires, les Irving ont d’autres moyens pour contrôler l’information. Les sociétés Irving sont des entreprises privées, de sorte que le public dispose de peu information sur leurs activités.
Au cours des audiences de 2021, où Irving Oil a cherché sans succès à augmenter le prix du carburant, Irving a refusé de divulguer des informations importantes sur ses pratiques commerciales. Ce ne sont pas les médias, mais des groupes de lutte contre la pauvreté, le Front commun pour la justice sociale, Grassroots NB, et le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), qui ont dû faire pression sur Irving pour obtenir ces informations. En réponse, Irving a choisi de retirer sa demande, ce qui a été considéré comme une victoire par les groupes de justice sociale, qui ne sont pas habitués à voir Irving ne pas obtenir ce qu’il veut.
Dans le livre de John Demont, Citizens Irving : K.C. Irving and His Legacy : The Story of Canada’s Wealthiest Family, l’auteur note que l’un des fils de K.C. Irving s’est vanté que son père n’avait jamais perdu une élection au Nouveau-Brunswick.
Bien que le Brunswick News de J.D. Irving n’ait peut-être pas officiellement appuyé dans ses éditoriaux l’un des deux seuls partis à avoir gouverné au Nouveau-Brunswick, Postmedia a demandé aux comités de rédaction de ses journaux d’appuyer le Parti conservateur du Canada.
« Postmedia a systématiquement intimidé les rédacteurs en chef de ses journaux pour qu’ils appuient les conservateurs de Harper pendant l’élection de 2015. Un mois après l’élection, le comité éditorial du Ottawa Citizen a démissionné en signe de protestation », a noté Rao.
Rao et Steuter craignent tous deux que des journalistes du Nouveau-Brunswick perdent leur emploi et que le contenu local en souffre si Postmedia fait ce qu’elle a l’habitude de faire : acheter des journaux, puis les fermer. Postmedia est également réputé pour transformer les journaux locaux en supports publicitaires.
Madame Steuter note que l’influence d’Irving dans les médias ne disparaîtra pas : « Les Irving continueront d’avoir une influence sur la couverture médiatique qui les concerne en tant qu’annonceurs pour des centaines d’entreprises. »
Démêler les fils
Julian Walker, auteur de Wires Crossed : Memoirs of a Citizen and Reporter in the Irving Press, est un critique de longue date du monopole médiatique d’Irving. Dans son livre qui vient de paraître, il décrit trois commissions nationales sur les médias canadiens qui « considéraient le Nouveau-Brunswick comme le pire exemple de propriété concentrée et de propriété croisée du pays. »
« Bien que je considère comme une bonne nouvelle la fin des 75 ans de propriété croisée entre des médias et des avoirs industriels de la famille Irving (à partir de l’acquisition du Telegraph-Journal par KC Irving en 1946), cela ne libère pas pour autant le gouvernement fédéral de son obligation envers le Nouveau-Brunswick et sa presse », a déclaré Walker.
Selon M. Walker, le gouvernement fédéral a fait preuve de leadeurship en appuyant une presse plus libre dans la province lorsqu’il a forcé la vente de la télévision et de la radio de la SCHJ à la CBC, ouvrant ainsi la voie à l’établissement de la station de télévision anglaise de la CBC et de trois stations de radio anglaises de la CBC dans la province. M. Walker souligne également que des fonds fédéraux ont permis la création du quotidien francophone du Nouveau-Brunswick, L’Acadie Nouvelle.
« L’obligation qui incombe au gouvernement fédéral à la suite de la vente des avoirs médiatiques d’Irving au conglomérat Postmedia est d’autant plus importante que les hauts fonctionnaires ont fermé les yeux sur l’acquisition par Irving, après l’an 2000, de tous les hebdomadaires indépendants restants dans la province, à l’exception du Saint Croix Courier. Le gouvernement fédéral doit en faire beaucoup plus », a déclaré M. Walker.
M. Walker souhaite que le gouvernement fédéral mette en place un fonds spécial pour soutenir un nouveau quotidien numérique indépendant qui desservirait la province.
Si la disparition des journaux de J.D. Irving a été un choc pour certains, d’autres s’y attendaient depuis longtemps. L’achat de Postmedia a fait réfléchir les observateurs des médias sur les moyens à prendre pour mieux sensibiliser la population lorsque des groupes haineux et suprématistes blancs diffusent de fausses nouvelles et utilisent d’autres stratégies plus ou moins subtiles dans les médias sociaux pour augmenter le nombre de leurs partisans.
La COOP Média NB espère continuer d’accroître l’éducation aux médias dans la province à mesure qu’elle se développe, qu’elle embauche des reporters pour assurer une couverture médiatique locale et qu’elle collabore avec d’autres médias indépendants comme CHCO TV et CHMA pour créer un écosystème d’information plus sain dans la province.
En 2015, la COOP Média NB a discuté avec Canadaland, connu pour ses commentaires critiques sur les médias, du contrôle des médias et de la foresterie dans la province par JD Irving.
« Nous ne pouvons pas nous permettre le monopole médiatique d’Irving dans notre province. Nous pouvons encore moins nous permettre que les torchons de propagande anti-ouvrière, anti-immigrante et d’intérêt corporatif soient publiés par Postmedia au Nouveau-Brunswick. Il est grand temps de démanteler ces entreprises. Maintenant, plus que jamais », a déclaré M. Rao.
Tracy Glynn est rédactrice et coordonnatrice de la COOP Média NB.