Il est rassurant d’observer que le nouveau gouvernement libéral du Nouveau-Brunswick prend au sérieux le versant social-démocrate de son histoire. Cela fait penser aux velléités du parti libéral du Québec de se rappeler les belles années de Jean Lesage ou du Parti libéral fédéral d’acquiescer aux propositions sociales du Nouveau Parti démocratique (NPD) pour rester en vie à la Chambre des Communes.
On le rappelle sporadiquement ici (« La politique photoshopée », Acadie Nouvelle, 28 octobre), le Parti libéral s’inscrit en Occident dans un courant centriste qui se caractérise par son côté caméléon, capable de manger à tous les râteliers pour satisfaire des publics composites. Prévaut alors une approche clientéliste (lire les ouvrages d’histoire politique de Jean Touchard). On sait que cet art du compromis fait tout de même tendanciellement pencher le balancier du côté des plus puissants, les petites gens obtenant fatalement moins qu’eux. On donne un peu aux syndicats et beaucoup aux entreprises, on impose beaucoup les petites gens et peu le grand capital, on soutient timidement les PME mais vigoureusement les multinationales… L’important est que les apparences soient sauves, que tout le monde semble y trouver son compte.
Historiquement, la social-démocratie se veut une promesse. Au tournant du xxe siècle, des bourgeois éclairés et des militants syndicaux ont préconisé la participation des forces du progrès social aux processus institutionnels prévus par le régime dominant, comme les élections et les rapports de force ouvriéristes, plutôt que de fomenter des révoltes violentes et aventurières contre les grands détenteurs de capitaux. Les plus politisés se rappelleront le débat entre Rosa Luxemburg et Eduard Bernstein. Cela a porté en partie ses fruits – les Acadiens n’auraient pas globalement leur niveau de vie aujourd’hui sans l’existence de ce courant – tout en montrant ses importantes limites.
Donc, il est arrivé au Canada, sous la houlette de Trudeau (le père), Robichaud et Lesage, que des partis politiques dits libéraux empruntent cette voie. Dans les premières années de la décennie 1960, Louis J. Robichaud était d’ailleurs directement conseillé par des intellectuels sociodémocrates de la Saskatchewan, terreau de ce mouvement, pour élaborer son fameux programme « Chances égales pour tous » (Lire la biographie de Louis J. Robichaud écrite par Michel Cormier). Mais le Parti libéral a aussi pu être cette formation politique farouchement entrepreneuriale et hostile au financement du bien commun, sous l’autorité de Paul Martin, de Frank McKenna et de Philippe Couillard, selon les paliers de gouvernement et les législations.
Même sur les questions des libertés individuelles et d’inclusion, critère de distinction de ce courant politique, le rapport est trouble. L’actuel gouvernement Trudeau a refusé l’accès d’Africains et de Sud-Américains au Canada en 2016, explicitement parce qu’ils et elles comptaient participer au Forum social mondial qui se tenait alors à Montréal, soit un rassemblement critique des politiques de développement des pouvoirs institués.
Bref, il appert maintenant que le Parti libéral du Nouveau-Brunswick veut prendre au sérieux la composante sociale de son discours. C’est heureux. Il est question d’améliorer les conditions de travail des infirmières, de conférer aux artistes un statut professionnel digne de ce nom, de circonscrire l’augmentation des loyers et de contenir les prix de l’électricité et de l’essence, par exemple.
Passé le moment bien justifié de réjouissance devant de telles mesures, car celles-ci tranchent effectivement avec ce qu’on nous annonçait ces dernières années, on peut dans un deuxième temps en considérer froidement la bien faible portée.
Ces mesures se caractérisent de deux manières. D’une part, elles consistent simplement à suspendre des décisions annoncées par le gouvernement précédent, ou à faire marche arrière par rapport à elles, par exemple en ce qui concerne une politique fiscale qui était avantageuse aux puissances industrielles, mais désavantageuses pour le commun. On retourne alors simplement à la case départ, ce qui ne s’appelle pas tout à fait une avancée sociale.
D’autre part, certaines mesures salutaires, comme la création du statut de l’artiste ou le plafonnement du prix des loyers, se révèlent en réalité des mesures de rattrapage par rapport à des standards reconnus presque partout ailleurs. En Ontario ou au Québec, de telles politiques existent depuis des temps immémoriaux et a même pu être mise à jour. C’est un conquis social qui a maintenant le statut d’acquis.
Cela n’enlève rien au mérite bien réel qui revient aux ministres qui acceptent de porter de tels dossiers. Le précédent gouvernement, conservateur, a pu connaître ce même sentiment d’ingratitude par rapport à une de ses rares mesures pertinentes, à savoir la quasi pleine municipalisation du territoire du Nouveau-Brunswick. Le ministre Daniel Allain a fait preuve d’une résolution certaine, mais moins pour faire avancer la législation que pour faire en sorte qu’elle ne soit plus la seule à ne pas prévoir un pouvoir politique de proximité pour ses citoyens. Le résultat n’est pas des plus gratifiant lorsqu’on obtient pour seule réponse un « Enfin ! » de soulagement.
Mais le manque d’envergure de ces mesures de rattrapage reste toutefois marqué. Tout au plus continue-t-on ici d’accuser ces retards sociaux et réglementaires, ou les comble-t-on, sans plus. L’exemple du prix des loyers dans le domaine des logements locatifs en atteste. La mesure sociale du gouvernement Holt s’annonce a minima. Le titulaire d’un bail ne pourra pas, en effet, voir le coût de son logement augmenter de manière arbitraire, au gré du propriétaire. Mais on apprenait que, sitôt le locataire parti, ledit propriétaire pourra tarifer à loisir le logement pour le nouvel arrivant. D’un point de vue tendanciel, la spéculation immobilière de la classe sociale des propriétaires pourra se poursuivre, créant une offre à la hausse des logements locatifs au détriment de la classe des locataires. Dans les législations où une telle mesure existe déjà, on en est déjà à analyser les failles du régime dans l’espoir de pousser les élus à la solidifier. Qui n’a pas entendu parler du phénomène des « rénoviction », ces évictions de locataires se multipliant de la part de propriétaires qui entreprennent de rénover leur logement pour les louer ensuite à fort prix. Une propension au harcèlement moral a été fortement dénoncée ailleurs. Or, le Nouveau-Brunswick aurait pu être en phase avec l’actualité, intégrer ce problème que l’on connaît à l’équation et y aller d’une mesure qui ne ferait pas que rattraper le retard, mais qui pousserait la législation vers l’avant.
Nenni. Donc un nouveau retard social se creusera lorsqu’ailleurs, on prendra la mesure de ces injustices. Et il nous restera alors, ici, à espérer, dans plusieurs années (si la tendance se maintient), qu’une force politique d’extrême centre pense enfin à le combler.
Est-on véritablement condamné à cette fatalité ? À quand une réelle motivation politique ? À quand un programme ambitieux, un « Chances égales pour tous – XXIe siècle » ?
Alain Deneault est professeur de philosophie au Campus de Shippagan de l’Université de Moncton.
La version originale de cet article a été publiée par Acadie Nouvelle le 12 decembre 2024.