On ne compte plus les histoires sordides concernant la liaison ferroviaire Halifax-Montréal, connue sous le nom d’Océan. Le 7 mars dernier, encore, le train qui a quitté la capitale de la Nouvelle-Écosse a mis deux jours à se rendre ! Les passagers ont été coincés des heures à Miramichi, puis à Rimouski et à Sainte-Foy. Une fois à Montréal, il accusait un retard de quelque 24 heures.
Des gens âgés, des enfants, des travailleurs, notamment, ont été pris en otage, assignés à leur siège ou à leur cabine, par un régime méprisant les citoyens de la périphérie, les citoyens de seconde zone.
Un personnel harassé, et parfois harcelé, qui n’y est pour rien et compte parmi les victimes de cette gestion, doit alors trouver des moyens de fortune pour faire vivre tout ce monde-là, puis transmettre des informations qui proviennent de loin et au compte-gouttes, du genre : « une autre locomotive s’en vient, elle arrivera dans huit heures ».
Le train Océan, ce sont des départs qu’on découvre annulés au moment où on arrive à la gare. Ce sont des engins qui, ne pouvant plus surmonter de menus dénivellements, doivent compter sur le concours de passagers, appelés à se déplacer en groupes dans les wagons, pour générer le mouvement qui assurera le déclic attendu. Ce sont des trains qui ne peuvent pas rouler à plus de 30 km/h sur des distances qui se comptent en centaines de kilomètres parce que les rails sont usés ; les locomotives risqueraient le dérapage si elles s’y aventuraient à la vitesse attendue. Ce sont des wagons dont la durée de vie théorique, qu’on a rafistolés et bardassés pendant des décennies, a été prolongée plusieurs fois. (Et quand rien ne va plus, on se contente des restes de sociétés ferroviaires étrangères pour qu’on en teste ici la limite.)
C’est la honte.
Plus jamais on ne devrait ici se hasarder à moquer ce que fut le régime soviétique. Encore moins chercher à se distinguer de quelque « république bananière » – l’Occident qui a créé et qui exploite encore ces colonies de droit ou de fait, tend maintenant à leur ressembler drôlement.
Le PDG de VIA Rail, Mario Péloquin, a beau partager cette honte en public, réclamer plus d’investissements de la part des autorités fédérales dans les infrastructures ferroviaires, regretter que l’État n’ait plus de souveraineté sur l’utilisation des rails ou annoncer le remplacement de ses appareils muséaux (Acadie Nouvelle et Radio-Canada Acadie, 23 septembre 2024), rien n’est mis en place pour traiter efficacement les très nombreuses urgences qui ne manquent pas de surgir étant donné une machinerie aussi fragile.
Et toujours rien n’a été annoncé quant à l’état des voies ferrées qui expliquent l’état calamiteux de ce service public (Acadie Nouvelle, 11 juillet 2024).
Emprunter le train ici correspond à un voyage dans le temps plus que dans l’espace.

Une triste histoire
Dans la seconde moitié du xxe siècle, contrairement aux pays d’Europe, le Canada a complètement négligé le transport ferroviaire, cédant à la pression des constructeurs automobiles, des sociétés pétrolières et des promoteurs immobiliers pour aménager le territoire en fonction de la voiture et de l’avion. Cette politique dévastatrice du point de vue du climat (pollution atmosphérique) et de la biodiversité (étalement urbain et déforestation) aura les effets d’un violent ressac.
Si le transport des passagers relève aujourd’hui de l’État, et constitue un service public, c’est qu’il est le parent pauvre de l’exploitation ferroviaire. L’État fédéral, sous les Libéraux, a achevé de privatiser le transport de marchandises en 1995, en abandonnant le Canadien National (CN). Alors que la filière marchandise devrait permettre de financer celle qui concerne les passagers pour équilibrer les comptes, on a choisi une fois de plus de privatiser les profits et de socialiser les pertes. D’aucuns pourront ensuite se plaindre que le secteur public fonctionne moins bien que le privé : c’est parce que les gens d’affaires se donnent la partie facile, en se réservant les secteurs rentables de l’activité sociale et en délaissant les autres. Quitte à négliger d’importants enjeux de sécurité, comme les gens de Lac-Mégantic l’ont appris à leurs dépens (Anne-Marie St-Cerny, Mégantic : une tragédie annoncée, chez Écosociété). On fait comme si le transport des personnes n’avait pas d’utilité publique tout simplement parce que notre régime comptable et capitalistique n’arrive pas à le valoriser, c’est-à-dire à rendre compte de sa réelle valeur. (La privatisation de certains services de santé procède de la même façon.)
Les figures de proue du Canada ont beau chanter l’unité nationale, assurer qu’ils se lèvent le matin en pensant à « tous les Canadiens » et citer de mauvais livres d’histoires faisant du chemin de fer le symbole d’un grand projet démocratique (et non colonial et impérial ?) en Amérique du Nord britannique, ces effets de manche ne résistent pas aux faits. Le mépris règne ici et il va bon train. Les mêmes têtes d’affiche vantent Bombardier et SNC-Lavalin comme nos modèles d’affaires du génie industriel, sans considérer que les trains, métros et tramways que l’on doit à des firmes du genre ont été principalement commandés par des pays qui ont le courage de rivaliser avec les lobbies automobiles et pétroliers, en aménageant l’option du transport interrégional en commun.
Voilà que dans son chant du cygne, le premier ministre démissionnaire, Justin Trudeau, nous a refait, il y a peu, l’annonce du grand chantier d’un train rapide entre Québec et Toronto, celui qu’on nous promet depuis cinquante ans. Il l’a fait alors que sa parole ne valait plus rien et qu’il n’avait nullement le moyen de ses « ambitions ».
Or, c’est en 2015 plutôt, au sortir de l’historique COP-21 visant à lutter contre le réchauffement climatique, après avoir signé l’Accord de Paris, qu’on s’attendait à de telles déclarations. On nous a plutôt rappelé que l’actuel gouvernement libéral vient de gaspiller une décennie, sans doute la dernière qui nous restait avant de très violentes secousses provoquées par les perturbations climatiques et la perte de biodiversité, du fait du caractère éminemment irresponsable de notre mode de vie. Si la signature du premier ministre avait eu alors la moindre signification, il eût interrompu l’exploitation du pétrole sale et dévastateur des sables bitumineux (selon la réputée revue Nature) et lancé un vaste chantier de rénovation et d’entretien du réseau ferroviaire canadien. En plus de mettre les communautés en relation, il aurait alors intégré au transport ferroviaire l’axe de distribution entre Windsor et Québec de façon à soulager le réseau routier de très nombreux camions et étendu le réseau aux différentes communautés esclaves de la voiture. L’histoire le lui commandait.
Comme trop souvent, en bon libéral, le gouvernement a plutôt fait comme les Conservateurs, mais avec un sourire. Il a nationalisé un oléoduc (nécessairement déficitaire) et en a offert l’usage aux entreprises pétrolières albertaines. C’est maintenant son ministre perverti de l’Environnement, Steven Guilbault, qui promeut un Canada « État pétrolier » (Gérald Fillion, Radio-Canada, 17 mai 2024). On en reste aujourd’hui au tout-voiture.
Combien de campagnes électorales encore, combien de sourires en plastique, de faux débat, de promesses vaines, de thématiques tronquées… avant qu’on prenne la mesure du temps perdu et de l’urgence d’agir ?
L’auteur est professeur de philosophie au Campus de Shippagan de l’Université de Moncton.
La version originale de cet article a été publiée par Acadie Nouvelle le 10 mars 2025.