Il n’y a pas que les pauvres cols bleus, las des politiques va-t-en-guerre et des perspectives mondialistes de Démocrates et de Républicains traditionnels, qui découvrent s’être fait avoir par leur héros, l’actuel président des États-Unis d’Amérique, M. Donald Trump.
Certes, en jetant leur dévolu sur ce démagogue aussi violent que farfelu, bien des membres de la classe ouvrière ont pu manifester leur colère envers l’establishment, depuis trop longtemps insensible à leur sort dans ses politiques publiques et condescendant dans ses manières d’être. Ils en avaient assez que des soldats risquent leur vie dans de lointains conflits au sens obscur, ou que les multinationales délocalisent les pôles de travail en Asie, là où les salaires et les exigences sociales sont encore plus faibles qu’aux États-Unis (!).
Aujourd’hui, ils voient le prix des biens de première nécessité toujours augmenter malgré les engagements que leur leader a multipliés en sens contraire, et ils seront forcés de constater demain que l’eldorado promis par leur va-de-la-gueule profitera essentiellement à l’establishment pourtant honni. Leur pouvoir d’achat continuera de stagner.
Les États-Uniens sont faibles, dixit Emmanuel Todd (La Défaite de l’Occident, Gallimard, 2024) : ils ont un PIB (produit intérieur brut : indice de la production industrielle et marchande) sujet à tromper, puisque l’essentiel de la capitalisation s’y fait dans des filières sans grande pertinence tangible, comme la spéculation financière ou le droit. Il n’y a pas suffisamment d’ingénieurs ni d’ouvriers qualifiés au pays pour y rapatrier en un battement de paupières toute l’activité qui s’est trouvée délocalisée au Canada, au Mexique ou en Asie depuis des décennies. Le quidam états-unien se rendra vite compte que si les prix à la consommation augmentent parce que son président a imposé des tarifs à la frontière sur une multitude de biens, lesquels se répercutent sur les prix, il n’a pas pour autant accès à une multitude d’emplois payants augmentant son pouvoir d’achat. Le miracle de l’employabilité ne surviendra pas. Il sera emporté dans une spirale infernale déjà prévisible. Pour la nier, la propagande qui sévit à une échelle inédite ne saura plus quels boucs émissaires inventer ou quels objets de diversion indiquer.
Les électeurs populaires regretteront leur choix. Ils constateront qu’à vouloir du changement, à vouloir autre chose, en optant pour le contraste, sans plus de réflexion, il arrive qu’on se trouve dans une situation pire que celle qu’on souhaitait éviter. Il fallait dès 2016 lorgner davantage à gauche (Bernie Sanders durant les primaires démocrates) qu’à l’extrême droite. Les mesures publiques, l’encadrement du travail, l’imposition des grandes fortunes et du capital, l’approche écologique, les droits de douane adaptés à la concurrence déloyale de pays qui ne respectent rien de tout cela… valent toujours mieux que le racisme, la discrimination, la bêtise, la rhétorique paranoïaque et les velléités dominatrices.
Les États froissés par Washington, s’ils sont minimalement confiants (ce dont on peut encore douter du Canada) vont, pendant ce temps, apprendre à consolider leur autonomie productive afin de satisfaire la demande intérieure, tout en découvrant comment mieux commercer entre eux. À plus petite échelle, les régions touchées par ces mesures, du point de vue de l’emploi, pourront élaborer les modalités de leur biorégion, forme d’organisation de l’avenir. Elles goûteront au sens de l’autonomie relative.
Il ne restera plus que les illuminés de la secte trumpiste pour suivre le gourou orange. Abonnés aux discours hypnotiques de ce Youppi! de la politique et emportés par les algorithmes qui font prendre pour argent comptant les sornettes de l’heure, ils continueront de glorifier le tyran huppé d’Amérique. Quant aux problèmes de l’histoire, ils les déconsidéreront en érigeant en coupables des figures telles que George Soros ou Bill Gates, plutôt que de critiquer le capitalisme comme système inique, et voueront aux gémonies des personnages pourtant disparus depuis longtemps de la scène politique, comme Joe Biden ou Nancy Pelosi, plutôt que de réfléchir en termes de classes sociales. Ils seront accompagnés par la frange d’irréductibles militants racistes et misogynes que la société recèle.
Le topo ne serait pas complet si on négligeait de signaler que les dupes de cette télé-réalité qu’est devenue la vie à la Maison-Blanche de Washington ne se comptent pas uniquement parmi les petites gens. On n’a pas besoin d’aller bien loin en ce Nouveau-Brunswick pour se souvenir que les principaux potentats de notre colonie se sont déjà montrés implicitement bien proches du controversé président. Un indice datant de 2019 trahit cet état de fait : alors que deux fils de la sainte famille régnaient encore sur le conglomérat Irving, lequel comptait toujours dans son escarcelle les journaux de Brunswick News, l’entité refusa au mois de juillet de cette année-là une caricature proposée par Michael de Adder, tout en mettant un terme à quelque collaboration avec ce dessinateur. Son méfait ? Une caricature caustique de Donald Trump. Tout nous conduisait à déduire qu’il était ici malvenu de s’attaquer au gougeât occupant alors la Maison-Blanche pour son premier mandat. Surtout s’il s’agissait de dénoncer l’indifférence cruelle de ce dernier à la souffrance des victimes de politiques violentes de refoulement des étrangers à la frontière sud des États-Unis.
C’est que, jusque dans nos lointaines contrées, il ne fallait pas contrarier l’apprenti dictateur. Ses mesures étaient bonnes pour le business, celui qui bénéficie des infrastructures publiques en Amérique mais se trouve administré aux Bermudes, à l’ombre des grands États. Certes, Irving est une minimultinationale qui préfère diversifier ses engagements dans une myriade de filières d’activités au sein une région circonscrite, plutôt que de se spécialiser dans un même produit distribué à l’échelle mondiale. Il n’empêche qu’on la retrouve fort présente aux États-Unis, en particulier dans ce cœur financier qu’est Boston, au Massachusetts. C’est dans cette ville qu’est mort Arthur Irving, en mai dernier. C’est là où la marque Irving est visible jusqu’au réputé Fenway Park.
Or, qu’apprend-on en lisant l’édition du 12 février de l’Acadie Nouvelle ? Que Saint-Jean, la capitale de l’Irvingnie, est la première ville touchée par l’escalade tarifaire inopinée qu’a déclenchée ce président caractériel. Foi de la Chambre de commerce du Canada, les transactions en énergie effectuées depuis cette ville, sur la base de l’activité de raffinage qui y a cours, risquent d’être limitées. Les sautes d’humeur du président se targuant d’être « cupide » (greedy) risquent de coûter cher au legs irvingnien.
Cela n’est qu’un signe de plus révélant qu’en Occident, le capitalisme contemporain a perdu la tête, qu’il ne sait plus comment s’organiser et qu’il n’a plus de destinées claires.
Alan Deneault est professeur de philosophie de l’Université de Moncton, au Campus de Shippagan.
La version originale de cet article a été publiée par Acadie Nouvelle le 19 février 2025.