La menace de déploiement d’armes nucléaires par Vladimir Poutine et la militarisation potentielle des centrales nucléaires en Ukraine ont réveillé le public sur le danger que représentent ces technologies. Au grand dam de l’industrie nucléaire, le lien entre les industries nucléaires militaires et civiles est désormais à l’ordre du jour.
Il est dans l’intérêt de l’industrie nucléaire de faire taire ce discours. En effet, l’Association nucléaire canadienne qualifie de campagne de peur toute allusion à un lien entre les centrales nucléaires civiles et militaires.
Nous préférons l’expression « lanceurs d’alerte ». Lorsque l’industrie nucléaire et les bailleurs de fonds du gouvernement ne veulent pas que des questions troublantes soient posées, il est plus important que jamais de les poser.
Par exemple, pourquoi le gouvernement du Canada s’apprête-t-il à lever son interdiction non officielle d’extraire du plutonium des déchets radioactifs stockés dans les centrales nucléaires ?
Le plutonium est créé lorsque des atomes d’uranium sont bombardés par des neutrons à l’intérieur d’un réacteur nucléaire. C’est l’un des nombreux constituants dangereux des déchets nucléaires de haute activité (combustible usé) qui en résultent. Le plutonium est mortel ; c’est aussi le principal matériau explosif des bombes nucléaires. Il est fourni à l’industrie de l’armement grâce à une technologie appelée “retraitement” qui extrait le plutonium du combustible usé radioactif. Le plutonium peut également être utilisé comme combustible pour les réacteurs nucléaires.
Dans les années 1970, les États-Unis (officiellement) et le Canada (officieusement) ont interdit le retraitement du plutonium dans l’industrie nucléaire civile. À l’époque, le retraitement faisait partie des ambitions d’expansion de l’industrie nucléaire. Cela a changé en 1974 lorsque l’Inde a fabriqué une bombe nucléaire en utilisant la technologie de retraitement pour extraire le plutonium des déchets produits par un réacteur de recherche « pacifique » offert en cadeau à l’Inde par le Canada. Le président américain Jimmy Carter, un ingénieur nucléaire, a reconnu à juste titre que l’accès aux technologies de retraitement dans le secteur de l’énergie nucléaire civile pourrait conduire à la prolifération des armes nucléaires. Il l’a interdit. Bien qu’aucune annonce n’ait été faite, il semble que l’ancien premier ministre Pierre Trudeau ait emboîté le pas peu de temps après.
Aujourd’hui, l’une des nombreuses conceptions envisagées pour la prochaine génération de réacteurs nucléaires, financée par des fonds publics, nécessite le retraitement du plutonium. En mars 2021, le ministre des Affaires intergouvernementales, Dominic LeBlanc, ainsi que le ministère de l’Industrie, des Sciences et du Développement économique (ISDE) et l’Agence de promotion économique du Canada atlantique (APÉCA) ont annoncé un financement de 50,5 millions de dollars à Moltex Energy, une start-up britannique maintenant basée à Saint John. Le gouvernement du Nouveau-Brunswick avait déjà accordé à Moltex 5 millions de dollars.
La conception du réacteur à sels fondus de la société, présentement soumis au processus d’examen de la Commission canadienne de sûreté nucléaire, utiliserait du plutonium comme combustible. Le plutonium serait extrait des déchets nucléaires existants à l’aide d’une technologie de retraitement appelée « pyrotraitement ».
Le complexe de réacteur et site de retraitement du plutonium de Moltex serait situé sur le site de la centrale nucléaire de Point Lepreau d’Énergie NB, qui se trouve au milieu de petits villages de pêche dans la baie de Fundy, à 50 kilomètres à l’ouest de Saint John. Le stock de déchets nucléaires de haute activité de Point Lepreau servirait de matière première pour les opérations de pyrotraitement de Moltex.
En février 2022, Ressources naturelles Canada (RNCan) a publié une ébauche de sa politique tant attendue sur les déchets radioactifs. Il comprend un soutien de principe au retraitement du plutonium, ce qui implique que l’interdiction officieuse de retraitement,en vigueur depuis plusieurs décennies, est désormais levée.
Une lettre du 8 mars 2022 de la sous-ministre adjointe de RNCan, Mollie Johnson, aux médecins inquiets déclare : « … les recherches effectuées à ce jour indiquent que cette technologie représente une voie potentielle vers le recyclage du combustible CANDU usé. Si cette technologie s’avère viable, elle permettrait au Canada d’extraire davantage d’énergie d’une ressource usée, offrant potentiellement aux Canadien.ne.s de l’énergie sans émissions pour les années à venir tout en réduisant les déchets radioactifs à longue durée de vie. »
Où sont les preuves pour étayer ces affirmations ? Le gouvernement a-t-il effectué des examens scientifiques par des pairs indépendants sur cette technologie de pyrotraitement avant de financer son développement ? Pourquoi le gouvernement ne reconnaît-il pas que l’extraction du plutonium des stocks de combustible usé n’entraînerait que de minuscules réductions des volumes globaux de déchets, le cas échéant, tout en créant de toutes nouvelles catégories de déchets radioactifs à longue durée de vie ? La plus grande expérience avec la technologie de pyrotraitement à ce jour, au US Idaho National Laboratory, a été un fiasco économique et technologique.
Le gouvernement a-t-il réexaminé les risques de prolifération qui ont déclenché les interdictions de retraitement des années 1970 avant de procéder à ce changement de politique ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de débat public ou parlementaire sur les implications de l’ouverture de cette boîte de Pandore ? Ne s’agit-il pas d’une importante question de transparence publique?
Ottawa semble éviter ces questions difficiles. Un groupe prestigieux d’experts américains en prolifération des armes nucléaires et d’anciens conseillers principaux de la Maison Blanche a envoyé non moins de trois lettres exprimant ses inquiétudes au sujet du projet de retraitement du plutonium de Moltex. Leur première lettre envoyée en mai 2021 au premier ministre Trudeau, avec copie à Chrystia Freeland et Marc Garneau (alors ministre des Affaires étrangères), a déclaré qu’en « soutenant le retraitement du combustible usé et l’extraction du plutonium, le gouvernement du Canada sapera le régime mondial de non-prolifération des armes nucléaires que le Canada a tant fait pour renforcer. » Ces experts préviennent que d’autres pays qui pourraient vouloir rejoindre les rangs des États dotés d’armes nucléaires pourraient invoquer ce soutien du Canada au retraitement pour justifier leurs propres programmes d’acquisition de plutonium.
Le groupe a envoyé une deuxième lettre en juillet et une troisième en novembre. La réception de ces lettres a été accusée, mais elles n’ont pas reçu de réponse.
Indirectement, le gouvernement a fait semblant de respecter les obligations du Canada en matière de prolifération nucléaire. Dans sa lettre mentionnée ci-dessus, la sous-ministre adjointe de RNCan, Mollie Johnson, a déclaré : « Le Canada reste attaché au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, y compris la mise en œuvre complète des garanties établies par l’Agence internationale de l’énergie atomique pour garantir que les matières nucléaires sont utilisées uniquement à des fins pacifiques au Canada. »
C’est là que réside le problème. Johnson fait référence à l’utilisation de matières nucléaires à des fins pacifiques au Canada. L’année dernière, en signant un protocole d’entente avec le port de Belledune, le PDG de Moltex, Rory O’Sullivan, a clairement exprimé son intention de vendre ses réacteurs « dans le monde entier ». La technologie de retraitement du plutonium subventionnée par le Canada est évidemment destinée à être déployée bien au-delà des frontières canadiennes.
Toute exportation de la technologie Moltex nécessiterait l’approbation préalable du gouvernement du Canada. Cependant, dans quelle mesure le Canada prend-il au sérieux sa responsabilité de s’assurer que les technologies du plutonium financées par des fonds publics canadiens n’augmentent pas le risque de prolifération nucléaire à l’étranger?
Dans sa présentation de février 2022 devant un comité du « US National Academies of Sciences » étudiant les réacteurs nucléaires nouveaux et avancés, le PDG de Moltex, O’Sullivan, a reconnu que son entreprise développait une technologie très controversée. Pour apaiser les inquiétudes, a déclaré O’Sullivan, Moltex a l’obligation de « s’assurer que le risque de prolifération des armes soit sous contrôle et suffisamment faible » en engageant directement des experts indépendants.
Que serait être un risque « suffisamment faible » de prolifération des armes ? Est-ce qu’Ottawa laisse Moltex se charger de gérer ce risque, après s’être rempli les poches de millions de dollars? N’est-ce pas l’obligation du gouvernement du Canada, signataire du traité de non-prolifération nucléaire, de prévenir un tel risque? Pourquoi les Canadiens et Canadiennes financeraient des technologies vulnérables à la prolifération des armes nucléaires?
Voilà un sujet de grave préoccupation. Les Canadien.ne.s devraient être alarmé.e.s, même indigné.e.s, par l’attitude apparemment cavalière d’Ottawa face aux dangers inhérents à l’adhésion aux technologies de retraitement du plutonium et au subventionnement d’entreprises privées colportant des promesses de solutions technologiques nucléaires à nos obligations en matière de changement climatique.
Ottawa doit répondre à ces questions troublantes maintenant, avant qu’un dollar de plus ne soit dépensé pour paver cette route qui mène finalement à une économie mondiale du plutonium.
Janice Harvey, PhD, est professeure adjointe d’environnement et de société à l’Université St. Thomas, Fredericton, N.-B. Avant d’entrer dans le milieu universitaire, la Dre Harvey a travaillé pendant 25 ans sur les politiques environnementales et énergétiques au Conseil de conservation du Nouveau-Brunswick.
Susan O’Donnell, Ph.D., spécialiste des sciences sociales et professeure auxiliaire à la fois à l’Université du Nouveau-Brunswick et à l’Université St. Thomas, est une experte en adoption de technologies. En 2017, elle a pris sa retraite en tant qu’agente de recherche principale du Conseil national de recherches du Canada.