Le profil de l’industrie acadienne des pêches a changé à maintes reprises au cours des derniers siècles. À l’époque des Jersiais, on le sait, les pêcheurs acadiens étaient maintenus dans un état de pauvreté qui s’apparentait à l’esclavage. Au vingt-et-unième siècle, forte d’une bonne réputation sur les marchés internationaux, l’industrie acadienne des pêches constitue encore la pierre angulaire de l’économie des régions acadiennes qui bordent le littoral de la côte est du Nouveau-Brunswick. De nombreux individus ont accédé à la richesse grâce à l’exploitation des ressources halieutiques du golfe du Saint-Laurent. Mais on sait aussi que ce ne sont pas tous les secteurs de l’industrie acadienne des pêches qui ont profité de la prospérité de l’industrie. Les ventes récentes de bateaux et d’usines ont de quoi faire sourciller: à quoi ressemblera l’industrie acadienne des pêches d’ici la fin de la décennie?
Une exploitation mercantiliste
Forcés de fuir leurs terres fertiles de la région aujourd’hui devenue la Nouvelle-Écosse, les Acadien.ne.s réfugiés au Nouveau-Brunswick se tournent vers la pêche comme moyen de survie.
Quand les Jersiais s’installent en Gaspésie et dans la Péninsule acadienne, ils prennent rapidement le contrôle des activités de pêche.
Les pêcheurs dépendent des Jersiais, non seulement pour vendre leurs prises de poisson, principalement la morue, mais aussi pour s’approvisionner en nourriture, en vêtements et en agrès de pêche. Ils sont non seulement endettés en acceptant les avances de biens fournis par les marchands, mais le prix qui leur est offert pour leurs prises ne leur permettra pas de s’émanciper de l’emprise des Jersiais.
L’émancipation
La pauvreté systémique des régions acadiennes incite et motive la recherche de moyens de s’en extirper. C’est avec le mouvement coopératif que des solutions s’esquissent. En 1942, l’Association coopérative des pêcheurs de l’Île est fondée à Lamèque. Mais pour encore une trentaine d’années, la coopérative fera cavalier seul parmi les sociétés anglophones, canadiennes et américaines, à qui appartiennent la plupart des usines en exploitation dans nos régions.
Après la Seconde Guerre, un groupe d’Acadiens noyaute la direction des pêches au gouvernement du Nouveau-Brunswick. Sous leur influence, on procède au développement de la mécanisation de la récolte: de la goélette qui a dominé le profil et de la flottille de pêche, on passe à la construction et à l’utilisation de chalutiers motorisés.
Pour donner accès à la propriété de chalutiers, les pêcheurs peuvent compter sur un mécanisme de financement public, disponible auprès du gouvernement du Nouveau-Brunswick.
Ce mécanisme de financement permet non seulement aux pêcheurs d’expérience de devenir capitaines propriétaires de chalutiers, mais il favorise aussi l’émergence de chantiers navals acadiens qui construisent ces bateaux de pêche.
Alors que la pêche de la morue et d’autres espèces de poissons de fond continue d’être l’activité principale des flottilles, au milieu des années soixante, le gouvernement du Nouveau-Brunswick s’associe à certains pêcheurs, et à des gens d’affaires acadiens.ne.s pour développer la pêche de « nouvelles espèces. Se développe donc l’exploitation de stocks de crabe et de crevette, ce qui diversifie et étend ainsi la pêche de crustacés, qui se limitait jusque-là à la pêche du homard.
Le développement de ces nouvelles espèces ouvre de nouveaux horizons et ce sont des personnes d’affaires acadiennes qui en verront les possibilités et qui développeront les marchés et les moyens de production.
Contrairement aux autres provinces de l’Est, quand le moratoire de la pêche du poisson de fond est imposé à partir de 1993 dans le golfe du Saint-Laurent, les retombées économiques de l’exploitation des ressources halieutiques au Nouveau-Brunswick se composent principalement de la pêche des crustacés: le homard, le crabe des neiges et la crevette. Cet état de faits permet à l’industrie acadienne des pêches de mieux se tirer d’affaires après le moratoire.
La prise en main
Graduellement, à partir des années soixante-dix, les sociétés anglophones propriétaires des
usines, se retirent de plusieurs régions acadiennes.
Les usines sont reprises en main, d’abord par des gens d’affaires acadien.ne.s spécialisés dans la transformation du poisson. Et à la fin des années quatre-vingt, début des années quatre-vingt-dix, ils établissent des partenariats avec des pêcheurs. Ces pêcheurs s’assurent ainsi d’avoir un débouché pour écouler leurs prises, en maintenant en exploitation les usines qui achètent leurs débarquements.
La propriété ou la copropriété des usines par les pêcheurs connaît un succès mitigé. Certaines appartiennent encore à des pêcheurs et elles prospèrent, mais plusieurs ont été revendues à des transformateurs ou ont été tout simplement abandonnées.
Alors qu’au début du développement de l’industrie les usines constituaient le secteur qui engrangeait les profits, la concurrence accrue entre les usines, pour sécuriser un approvisionnement stable, a fait glisser l’avantage chez les pêcheurs: ce sont eux qui, aujourd’hui, s’accaparent la part du lion. Le secteur de la transformation a ainsi vu sa marge de manœuvre considérablement réduite, privant les ouvrières et les ouvriers d’une augmentation sensible de leurs conditions salariales.
Le nerf de la guerre
Le coût d’approvisionnement de crabe et de homard, devenu élevé et entraînant la fragilisation de la santé financière des usines, certains des propriétaires de celles-ci se sont tournés vers des moyens de s’accaparer des permis de pêche et des bateaux.
Si les usines peuvent se porter acquéreur de permis de pêche sur des bateaux de plus de 65 pieds, la flottille de pêche du homard et du crabe est principalement composée de bateaux de moins de 65 pieds, assujettis à la politique du propriétaire exploitant. Donc, le détenteur du permis de pêche doit être un pêcheur commercial aux commandes du bateau durant la pêche.
Cette politique du gouvernement fédéral a été mise en place pour protéger l’indépendance des flottilles côtières et pour assurer que les retombées économiques de la pêche continuent de bénéficier aux communautés côtières.
La marge de profits élevée des bateaux de pêche du homard et de la crevette a attiré et attire encore des investisseurs, qui y voient l’opportunité de faire fructifier rapidement un investissement.
Les premières transactions entre investisseurs et pêcheurs ont visé à contourner la politique du propriétaire exploitant, par des ententes contractuelles privées, qui limitaient les nouveaux détenteurs de permis, donc les pêcheurs, à un rôle de prête-nom. La majorité des organisations de pêcheurs indépendants ont entamé avec succès des procédures judiciaires pour empêcher cette pratique. La responsabilité de faire respecter la politique du propriétaire exploitant repose sur le ministère des Pêches et des Océans. Toutefois, au cours des dernières années, la volonté du ministère de faire rigoureusement respecter cette politique a fléchi et a ainsi permis, dans de nombreux cas, de la contourner.
Les liquidités trop rares
Récemment, de grands joueurs planétaires asiatiques, américains et européens se sont portés acquéreurs de concurrents, une pratique qui mène à la concentration importante de la propriété de l’industrie des pêches. Ces conglomérats privilégient une structure intégrée des pêches, de la récolte à la mise en marché, en passant par la transformation. Les études sur ce genre de structure de propriété démontrent que si la profitabilité de ces sociétés est plus grande, les retombées économiques pour les communautés maritimes où elles s’implantent, sont nettement inférieures à celles dont bénéficient les communautés, dont les propriétaires d’entreprises de pêche sont issus du milieu.
Ces grandes entités financières bloquent les opportunités, notamment aux entrepreneur.euse.s en manque de liquidités pour répondre aux exigences des pêcheurs. Les usines qui doivent compter sur des marges de crédit et des emprunts bancaires élevés, sont particulièrement vulnérables à l’assaut des grandes sociétés internationales intéressées à mettre la main sur nos entreprises les plus intéressantes.
Quel avenir attend notre industrie?
La protection de la structure actuelle de l’industrie acadienne des pêches dépend de la volonté politique de l’aider à maintenir son indépendance, et ainsi garder chez-nous les retombées socio-économiques qui en découlent.
Si le ministère des Pêches et des Océans laisse glisser le transfert de permis de pêche à des investisseurs, et que le gouvernement du Nouveau-Brunswick n’adopte pas de mesures pour épauler le secteur de la transformation, nous retournerons à la propriété étrangère de notre industrie.
Jean Saint-Cyr a travaillé dans le secteur des pêches pendant une vingtaine d’années, agissant comme représentant de pêcheurs, consultant et fonctionnaire provincial.