Les débats sur le droit à l’avortement débouchent encore trop souvent sur des considérations d’ordre moral, religieux ou éthique : des postures idéologiques qui font totalement fi des dimensions sociales et économiques induites par la question du droit des femmes à contrôler leur fertilité. Aujourd’hui, il faut rappeler que l’accès à l’avortement pour toutes les femmes est un enjeu d’intérêt général, car leur interdire d’avorter nuit gravement au collectif, sur tous les plans.
Si l’avortement est désormais autorisé dans de nombreux pays du monde occidental, l’accès aux soins demeure inégal, et ce droit, fragile. En juin 2022, la décision de la Cour Suprême des États-Unis d’annuler l’arrêt Roe v. Wade qui inscrivait le droit à l’avortement dans la constitution américaine a fait aux femmes du monde entier l’effet d’un coup de tonnerre, venant rappeler que le droit à l’avortement demeure tributaire des institutions politiques, encore souvent majoritairement constituées d’hommes.
En réaction, la France tente désormais d’inscrire le droit à l’avortement dans sa constitution, une démarche inédite dans le pays. Dans le reste de l’Europe, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Certains pays semblent même avoir déclaré la guerre au droit à l’avortement, comme la Hongrie où il est de plus en plus restreint, en Pologne où il est devenu quasiment illégal ou à Malte, île aux institutions profondément marquées par la religion catholique, seul pays d’Europe où l’avortement est totalement interdit et pénalisé.
Au Canada, des disparités géographiques très marquées
« Au Canada, l’avortement est décriminalisé : aucune loi pénale ne dicte de quelle façon et dans quelles circonstances il peut être offert. L’avortement est plutôt considéré comme une intervention médicale et est réglementé comme tel », explique l’Association nationale Femmes et Droit. « La Loi canadienne sur la santé est la loi fédérale qui régit le fonctionnement des soins de santé au Canada. Bien que les provinces et les territoires supervisent la gestion de leur propre système de soins de santé, ils doivent respecter les exigences de la Loi pour recevoir des fonds fédéraux. »
Malheureusement, selon de nombreux organismes de défense des droits sexuels et reproductifs, plusieurs provinces et territoires ne respectent pas la Loi canadienne sur la santé. Une situation dont découlent de nombreuses inégalités qui touchent majoritairement les personnes pauvres, racisées et trans.
Certaines provinces, à l’image de l’Ile-du-Prince-Edouard, rendent l’avortement impossible après 12 semaines. Seules l’Alberta, l’Ontario, le Québec et la Colombie-Britannique rendent l’avortement accessible jusqu’à 20 semaines. Le remboursement des prises en charge n’est également pas le même à travers le pays, à l’instar de la province du Nouveau-Brunswick, qui ne rembourse que les actes prescrits à l’hôpital.
D’autres n’offrent tout simplement pas de structure d’accueil à des centaines de kilomètres à la ronde. Au Nouveau-Brunswick, seulement trois hôpitaux, situés à Moncton et à Bathurst, réalisent des avortements et, dans cette province très chrétienne, la plus pauvre du pays, seules les interruptions réalisées à l’hôpital sont remboursées. Une manière détournée de restreindre l’accès à l’avortement.
« Les femmes sont coincées. Si elles veulent interrompre leur grossesse, elles trouveront le moyen de le faire. Mais ce ne sera pas fait de manière sécuritaire, alors que le soin de santé l’est (…) C’est insensé qu’on puisse voir ça dans un pays comme le Canada. Ça crée un environnement où les femmes se sentent jugées. Et seules. C’est très violent », expliquait en juin 2022 le docteur Adrian Edgar, fondateur de la clinique 554 de Fredericton, dans une entrevue accordée à la Tribune. À ce jour, sa clinique est la seule structure privée à réaliser des avortements au Nouveau-Brunswick, moyennant environ 800 $, non remboursés par l’assurance-maladie. Face à l’influence des mouvements pro-vie et au manque de financement public, la clinique a récemment été forcée de réduire ses activités.
Au Canada, lobbies et militants anti-avortement sont légion. Certains n’hésitent pas à s’afficher dans l’espace public et au sein des campus universitaires avec des pancartes comparant l’avortement à l’holocauste ou au génocide rwandais. Et sur le territoire, le nombre de “Crisis Pregnancy Centres” (CPCs) dépasse celui des centres de soin qui réalisent des avortements. Ces structures, qui ne font l’objet d’aucune réglementation de la part des autorités, reçoivent les femmes souhaitant avorter et pratiquent la désinformation pour les convaincre de poursuivre leur grossesse. Dans le pays, on compte aujourd’hui 165 CPCs, pour 147 structures pouvant réaliser des avortements.
Cette absence de volonté politique en ce qui concerne l’avortement continue à pénaliser les femmes et à entraver le progrès et la justice sociale. Elle laisse donc aussi le champ libre au mouvement pro-vie, pour lequel, visiblement, toutes les vies ne se valent pas, celle du fœtus étant plus ardemment défendue que celle des femmes enceintes.
Pas d’égalité des genres sans droit à l’avortement
« Vouloir contrôler la fertilité d’une personne influe sur sa capacité à poursuivre des études, à mener une carrière et à aller aussi loin que possible dans sa vie », déclare Colleen MacNicholas, gynécologue aux États-Unis, dans le documentaire Roe v. Wade : la véritable histoire de l’avortement. Cette injustice est d’autant plus criante qu’aujourd’hui, ce sont les femmes qui assument encore majoritairement le travail contraceptif, comme l’explique la sociologue Marie Mathieu dans l’un de ses articles : « Toutes les méthodes actuelles de contraception impliquent pour les femmes une charge matérielle (physique, temporelle et économique) et mentale : le travail contraceptif », avant de préciser qu’« aucune méthode de contraception n’est infaillible, pas même celles qui sont perçues comme les plus fiables ». La sociologue rappelle ainsi que « L’avortement demeure un épisode fréquent dans la vie des femmes ». En Amérique du Nord par exemple, elles seraient une sur trois à y avoir recours au moins une fois dans leur vie.
L’avortement est-il une composante incontournable de l’égalité femmes-hommes? C’est à n’en pas douter. En l’absence de politiques familiales d’envergure garantissant l’égalité femmes-hommes dans toutes les sphères de la société, les femmes continuent à mettre leurs études et leurs carrières entre parenthèses pour s’occuper des enfants, pendant que les hommes peuvent souvent poursuivre leur trajectoire professionnelle sans interruption.
Au Canada, en dépit d’une diminution de l’écart salarial entre femmes et hommes ces dernières années, les inégalités de rémunération persistent. En 2021, l’OCDE établissait que dans le pays, les écarts de salaire entre hommes et femmes atteignent 16,7 %, faisant du Canada l’un des pays les plus inégalitaires parmi ceux cités dans l’étude sur le plan de l’égalité salariale entre les sexes. En effet, même si les femmes sont désormais plus nombreuses que les hommes à poursuivre des études supérieures, la division sexuée du travail domestique, accrue par l’arrivée d’enfants, continue à avoir un fort impact sur la carrière professionnelle des femmes. En 2018, une étude américaine révélait que les femmes âgées entre 25 et 35 ans ayant au moins un enfant subissent plus durement les inégalités de salaire. Et, d’après l’INSEE, les inégalités de salaire entre femmes et hommes ont tendance à s’accroître tout au long de leur carrière.
Les femmes qui ne peuvent influer sur leur fécondité et avorter en cas de grossesse non désirée ont ainsi plus de chances d’être précarisées et de voir leurs enfants évoluer dans la pauvreté. Par conséquent, elles sont aussi moins susceptibles de pouvoir un jour accéder à la propriété. À l’inverse, le recours à l’avortement permet de réduire les inégalités sociales en ouvrant aux femmes la voie des études supérieures, en leur permettant de mener à bien leurs projets de vie et ainsi de sécuriser leur situation financière et familiale.
Hélène Bourelle est journaliste indépendante (sujets : société, genre et environnement) et responsable éditoriale en entreprise.